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20 mai 1832 - Numéro 30
 
 

 



 
 
    
RÊVERIES.1

Que l’homme qui méprise la fortune doit être considéré ! Celui-là au moins est incorruptible ; il ne vendra pas sa conscience pour un peu d’or, ou pour figurer à une table splendide ! Simple dans ses mœurs comme dans ses manières, s’il est appelé à rendre la justice, il ne l’embrouillera pas dans un fatras de mots insignifians. Il l’a rendra avec conscience, parce qu’il ne veut pas que la balance de Thémis lui serve de bassin ou doit tomber le dernier sou du pauvre, afin de, lui, thésauriser.

Que l’homme doit être honoré quand il obtient les suffrages de ses concitoyens ! quand il est appelé à défendre leurs droits ! que de zèle il doit apporter dans la mission qui lui a été confiée. Il ne doit songer qu’à l’intérêt de ses commettans. Il ne doit penser qu’à provoquer des améliorations pour la classe qui l’a délégué ; et si par malheur cet homme est dominé par une seule pensée d’intérêts dans le cours de ses travaux, s’il croit que l’enceinte d’un tribunal soit pour lui le chemin de la fortune, cet homme est indigne de la position où l’a placé la confiance de ses concitoyens.

Pour moi, si les travailleurs m’avaient élu pour défendre leurs droits, je me vouerais à ma mission avec zèle, fermeté et désintéressement.

Si j’étais prud’homme, ce ne serait point le modique appointement qu’on m’allouerait qui me ferait ouvrir les yeux ; et j’accepterais tout aussi bien ce poste honorable s’il n’était rétribué qu’avec quelques cents francs de gratification.

Si j’étais prud’homme, ce ne serait point une poignée de main de MM. tels ou tels, qui me ferait oublier mon devoir. Impassible comme le dieu Terme, ne connaissant que le droit, je ferais rendre à César ce qui appartient à César ; mais aussi je ferais rendre à l’ouvrier ce qui appartient à l’ouvrier.

Si j’étais prud’homme, je voudrais que tous les fabricans donnassent des tirelles. Elles sont dues de droit, puisque c’est une matière que l’ouvrier a reçue et qui lui a été pesée ; je ne vois pas pourquoi on refuserait de se rendre à ce qui est de toute justice.

Si j’étais prud’homme, je proposerais d’établir une jurisprudence, afin que le conseil ne marchât pas toujours [4.1]à tatons, je la voudrais juste, ne froissant les intérêts de personne. Je voudrais qu’on établit un déchet fixe pour chaque article, et que, faisant un tableau du tout, le conseil n’eût qu’à consulter ce tableau dans les différends qui s’élèveraient a ce sujet.

Si j’étais prud’homme, je voudrais que chaque membre du conseil pût interroger les ayant-cause, parce que le président peut, par erreur involontaire, mal poser une question, et l’ouvrier, peu habitué à la barre d’un tribunal, peut mal répondre ; de là peut enfin s’en suivre une sentence injuste rendue par un conseil qui n’aurait pas été assez éclairé. Je voudrais qu’il y eût plusieurs grandes audiences par semaine ; car je ne crois pas qu’on puisse, dans l’espace de trois à quatre heures, entendre quelquefois cinquante causes, et bien se pénétrer du droit de chacun, quand même ces causes ne seraient pas bien compliquées.

Si j’étais prud’homme, je voudrais obtenir que le conseil jugeât que le laçage des cartons fut à la charge du fabricant, puisqu’ils lui appartiennent. Je voudrais qu’on fixât un défrayement pour le montage des métiers ; défrayement fixe, afin que le chef d’atelier et le fabricant sussent à quoi s’en tenir, lorsqu’il s’agirait de monter un nouvel article.

Si j’étais prud’homme, je ne dévierais point de la route que l’honneur m’aurait tracée, et je ne ferais point de concessions avec l’injuste… Mon mandat étant de défendre les industriels contre les empiétemens de la classe fortunée, je me rendrais digne par tous les sacrifices de la haute mission qui m’aurait été confiée.

Si j’étais prud’homme… Ici le rêveur rentra en lui-même : il jouissait d’une honnête aisance, et avait hérité de son père d’une maison fort agréable ; mais les appartemens n’étant pas très-vastes, ne pouvant contenir que trois métiers… Il promena ses regards autour de cet atelier où son père avait vécu et où lui vivait en paix ; un soupir lui échappa en pensant qu’il ne serait jamais prud’homme.

Notes (RÊVERIES.)
1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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