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23 octobre 1831 - Prospectus |
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[1.1]Depuis bien des années la Manufacture d'étoffes de soie de Lyon éprouve des baisses successives dans ses prix de fabrication, et une augmentation progressive de peines et de travaux dans la main-d'œuvre2. Cet état de détresse, fruit de la cupidité et de l'égoïsme des chefs de commerce, se fait généralement sentir et au-dedans et au-dehors : la voix publique réclame hautement un autre ordre de choses, puisqu'il est démontré, par des tableaux qui ne peuvent être contestés, que, quelles que soient l'activité et la parcimonie du maître-ouvrier, il ne peut se précautionner contre les temps de disette et les variations du prix des façons ; que même il ne peut se procurer le strict nécessaire. Des êtres destinés à une vie aussi laborieuse devraient avoir au moins la certitude qu'on n'abusera pas davantage de leur misère pour l'aggraver encore ; et cette certitude, ils ne peuvent l'obtenir que de l'autorité publique, et du droit d'y recourir lorsqu'on est injuste envers eux. Il y a des abus dans cette partie industrielle, et des abus sans nombre ; il ne s'agit plus seulement aujourd'hui d'en prévenir de nouveaux, mais bien de faire cesser ceux dont on est déjà victime depuis trop long-temps. Sans défense jusqu'à ce jour contre les menées du commerce, en butte aux brutalités, aux injustices criantes de certains de MM. les négocians dont on n'ignore ni la condition primitive, ni le marchepied qui les a aidés à se hisser sur des coffres-forts immenses, les infortunés ouvriers ont choisi, pour arme défensive de leur droits, la publicité. Par-là, ils se proposent de faire connaître avec précision et franchise à une population de plus de 150,000 ames, dont ils sont la majeure partie, la cause du malaise général dont souffre cette même population, et les moyens [1.2]d'établir un équilibre qui, sans léser les intérêts généraux des chefs de fabrique, apporterait une amélioration dans le sort de ceux qui sont sous leur dépendance. C'est dans cet unique but qu'un journal par actions, spécialement consacré à la manufacture d'étoffes de soie et de toutes les industries qui s'y rattachent, paraîtra tous les Dimanches, à dater du 30 octobre prochain. Quelques écrivains nous ont promis leur concours pour donner à cette noble entreprise tout l'intérêt dont elle est susceptible. Ce Journal, de 8 pages in-4°, imprimé sur même papier et même caractère que le présent prospectus, comprendra dans chaque Numéro un article d'historique de la fabrication de la soierie, toutes les découvertes utiles qui y ont trait, tous les griefs imputés aux divers chefs de commerce et appuyés de preuves authentiques, les débats détaillés de tout ce que les séances des prud'hommes offriront de plus piquant, quelques articles de localité, et enfin une colonne d'annonces pour les insertions de tout ce qui peut intéresser la fabrique des étoffes de soie, au prix de 10 c. la ligne. Nous invitons ceux de MM. les chefs d'ateliers ou ouvriers qui auraient des renseignemens quelconques sur les diverses parties de cette industrie, à vouloir bien les faire parvenir au Bureau du Journal, place Neuves-des-Carmes, n°14, à l'entresol. PRIX DE L’ABONNEMENT. payable d'avance : 1 fr. 25 c. pour un mois ; 3 fr. pour trois mois ; 6 fr. pour six mois, Et 11 fr. pour l'année. [2.1]On ajoutera, pour les frais de poste, 2 c. par Numéro pour le département, et 4 c. hors du département. Les lettres et paquets devront être affranchis. ON S’ABONNE : Au Bureau du Journal, de 9 heures du matin à 5 heures du soir, tous les jours non fériés ; Chez M. Baron, libraire, rue Clermont, n° 5 ; Au café Orssière, place de la Croix-Rousse ; Au café du Grand-Orient, allée Morand ; Aux 4 Saisons et au Passage du Rhin, à la Guillotière ; Au café du Soleil-Levant, rue Tramassac ; Au café de l'Union, place de Bellecour ; Au café des Trophées, à Vaise ; Chez M. Falconnet3, rue Tholosan, n°6 ; Chez MM. Bonnard et Royer-Dupré, papetiers, rue Fromagerie, n° 5, et rue Longue, n° 14 ; Et à l'Imprimerie du Journal. nota. Dans un de nos premiers Nos, nous ferons part du projet de fondation d'une maison spéciale de commerce par actions, établissement pour lequel s'offrent de souscrire la plupart des principaux propriétaires de la ville et des faubourgs4.
Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur mettant sous les yeux une copie de l'adresse1 qui a été présentée à M. le Préfet2 par la commission nommée par les chefs d'ateliers et les ouvriers réunis3. Monsieur le Préfet, Les Chefs d'ateliers, Fabricans d'étoffes de soie, unies et façonnées de la ville de Lyon et de ses faubourgs, viennent, par notre organe, vous prier d'agréer leurs sentimens respectueux et réclamer de votre paternelle sollicitude tout l’intérêt que mérite leur position. Depuis long-temps, Monsieur le Préfet, cette partie industrieuse et intéressante de la population de cette ville, confiée à votre administration, souffre, en butte, par sa position sociale, à des tracasseries sans nombre dans l'exercice de son industrie ; et le moment est venu où, cédant à l'impérieuse nécessité, elle doit et veut chercher un terme à sa misère. Loin d'elle, Monsieur le Préfet, l'idée d'arriver à son but par des voies violentes et illégales : la classe ouvrière, éclairée de jour en jour par le flambeau de la civilisation, n'ignore pas que ce n'est que par l’ordre et la tranquillité qu'elle obtiendra cette confiance, base fondamentale du commerce, qui lui assure par son travail une ressource à ses besoins journaliers, et lui donne les moyens de pourvoir au soutien de sa vieillesse. Le court espace d'une simple adresse ne nous permet pas, Monsieur le Préfet, de vous détailler tous les abus dont nous avons à nous plaindre, ni les moyens que nous proposerons pour les détruire. Mais si, contre toute [2.2]attente et toute justice, nous étions trompés dans notre espoir, nous nous reservons de les consigner dans un mémoire où nous déroulerons, aux yeux de nos concitoyens, toute la turpitude d'un trop grand nombre de négocians sans pudeur, avec lesquels nous sommes en rapport ; pour la fortune desquels nous devançons l’aurore et prolongeons, bien avant dans la nuit, un travail dont ils ne rougissent pas de diminuer journellement le salaire4. C'est dans ce but, Monsieur le Préfet, que les Maîtres-Ouvriers, Fabricans de la ville de Lyon et de ses faubourgs, ont choisi deux d'entr'eux, par quartier, pour former une commission chargée de recueillir tous les renseignemens qui concernent leur industrie et les moyens d'en détruire les nombreux abus, par la création d'un Tarif et d'un Règlement qui seront discutés et réglés par les parties intéressées. Cette commission, composée de gens possédant l’estime et la confiance de leurs mandataires et de leurs concitoyens, vous est un sûr garant que l'ordre et la tranquillité publique ne seront pas troublés, et le mode d'opération adopté par elle lui fait espérer qu'elle arrivera, sans grand obstacle, au résultat qu'elle se propose et qu'elle attend de la justice et de l'équité. Sachant, Monsieur le Préfet, à quel haut point vous possédez, à juste titre, l'affection de vos administrés, elle vous supplie d'apporter votre médiation bienveillante dans les débats qui vont s'ouvrir, et d'accorder aux deux parties intéressées la même protection qu'elles méritent également. Confians sur votre amour pour tout ce qui tient au bonheur de l'humanité et à l'harmonie qui doit exister dans les rapports de toutes les classes de la société, nous mettons en vous notre espérance et vous supplions d'agréer l'assurance du plus profond respect avec lequel nous avons l'honneur d'être, Monsieur le Préfet. Vos très-humbles et obéissans serviteurs, Les Membres composant le bureau de la commission des chefs d'ateliers de la ville de Lyon et des faubourgs, Bouvery, président ; Falconnet, vice-président. Guillot, Labory, Rozier, Maçon-Sibut, Bernard, Marel, Charnier, Bonnard, Lavalée5. M. le Préfet a répondu aux Membres de la commission avec toute l'affection et la bienveillance qu'on espérait d'un Magistrat qui sait apprécier la position malheureuse de la classe ouvrière. Il l'avait déjà, a-t-il assuré, devancée dans ses projets d'amélioration, en sollicitant du gouvernement un fonds de 4 à 5oo,ooo fr. pour établir une banque de prêt, où les ouvriers trouveraient une ressource dans les temps de disette et de manque d'ouvrage.
Notes
(PROSPECTUS)
Dès le premier numéro du journal, le 30 octobre 1831, le sous-titre va changer pour devenir, Journal Industriel de Lyon et du Département du Rhône. Ce second sous-titre sera conservé jusqu’au numéro 19. Ce prospectus est non signé et non daté. Toutefois notons que Fernand Rude écrit : « Pendant que s’élaborait le Tarif, le Vice-président de la “ Commission centrale ”, Falconnet, avait publié le prospectus d’un journal hebdomadaire “ des Chefs d’ateliers en soie ” », Fernand Rude, L’insurrection lyonnaise de novembre 1831 : Le mouvement économique et social à Lyon de 1827 à 1832, 2e édition, Paris, Editions Anthropos, 1969, p. 323. L’Echo de la Fabrique porte l’épigraphe suivant : « … De tous les temps Les petits ont pâti des sottises des grands » Le texte exact est : « Hélas, on voit que de tout temps Les petits ont pâti des sottises des grands. » (La Fontaine, Fables, Livre deuxième, Les deux taureaux et une grenouille, 1668). Cette épigraphe sera maintenue jusqu’au numéro 46 (9 septembre 1832). Dans le numéro du 23 septembre suivant le nouveau gérant Berger, et le nouveau rédacteur en chef, Marius Chastaing motiveront de la façon suivante sa disparition : « Le bon La Fontaine, vivant sous un roi despote, a pu dire que : de tous temps, les petits avaient pâti des sottises des grands, mais sous un Prince citoyen, élu roi au feu de l’insurrection populaire, sous une monarchie consentie, à la charge d’être entourée d’institutions républicaines, nous ne pensons pas que cette maxime puisse long-temps continuer à être vraie. Héritier de Prudhomme, qui a dit, les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux, nous disons avec le calme de la force et de la raison : Il n’y a plus ni grands, ni petits, il n’y a que des citoyens », (Echo de la Fabrique, n°48, p. 1). Chef d’atelier, Joachim Falconnet appartenait au Devoir Mutuel. Il fut vice-président de la Commission centrale des chefs d’ateliers en octobre 1831, participa activement à l’élaboration du tarif et joua un rôle important lors des journées insurrectionnelles de Novembre. Fondateur de L’Echo de la Fabrique, premier gérant, il dirigea le journal jusqu’en mai 1832 et en 1833 il aida Marius Chastaing à créer L’Echo des Travailleurs. Elu au conseil des prud’hommes au printemps 1832. Références : Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Partie I (1789-1864), vol. II, p. 167. Sur les évènements de Lyon au début de la Monarchie de Juillet, les ouvrages de références demeurent : F. Rude, L’insurrection lyonnaise de novembre 1831 : Le mouvement économique et social à Lyon de 1827 à 1832, Paris, Editions Domat-Montchrestien, 1944 ; 2e édition, Paris, Editions Anthropos, 1969. F. Rude, Les révoltes des canuts 1831-1834, Paris, Maspero, 1982 ; 2e édition, La Découverte, 1998. Robert J. Bezucha, The Lyon Uprising of 1834 : Social and Political Conflict in the Early July Monarchy, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1974. Maurice Moissonnier, Les canuts : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », Paris, Messidor/Editions Sociales, 1988.
Notes
(Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en...)
Dans le courant du mois d’octobre 1831 les chefs d’ateliers s’organisèrent en créant une « commission des chefs d’atelier de la ville de Lyon et des faubourgs » pour discuter de la fixation d’un tarif minimum pour les différents articles de soie. Ses 80 membres, élus par les quelques 8000 chefs d’ateliers que comptait la ville, représentaient ainsi les 40 grandes circonscriptions de quartier de Lyon. Les 13 et 14 octobre une « Commission centrale » de 11 membres, présidée par Bouvery fut nommée. Différentes rédactions de l’adresse furent proposées mais ce fut celle de Bernard qui fut retenue. C’est le 18 octobre 1831 que cette adresse fut finalement présentée au préfet. Ce sont les 21 et surtout 25 octobre que le tarif des soies fut discuté par une commission mixte des chefs d’atelier et des fabricants sous la présidence du préfet. (F. Rude, Le mouvement économique et social, ouv. cit., p. 306-322 ; R. J. Bezucha, The Lyon Uprising of 1834 : Social and Political Conflict in the Early July Monarchy, ouv. cit., p. 60-61). Louis Bouvier-Dumolart (1780-1855) avait déjà été préfet sous l’Empire (du Finistère puis du Tarn-et-Garonne) et durant les Cents Jours (Sarthe puis Meuse) avant de se consacrer à l’industrie chimique, à Volmunster sous la Restauration. Nommé par Casimir Périer en mai 1831 préfet du Rhône en remplacement de Paulze d’Ilvoy. Mis en cause par les désordres de Lyon en novembre 1831, il sera remplacé en décembre par Gasparin, alors préfet de l’Isère. Référence : Dictionnaire de biographie française, t.7, Paris, Librairie Letouzey et Ane, 1956, p. 81-82. La soierie lyonnaise était organisée sur le modèle complexe et original de la fabrique dispersée (voir sur ce point la présentation de Alain Cottereau, « The Fate of Collective Manufactures in the Industrial World : The Silk Industries of Lyons and London, 1800-1850 », in : C. F. Sabel and J. Zeitlin, World of Possibilities : Flexibility and Mass Production in Western Industrialization, New York : Cambridge University Press, 1997). Trois agents principaux intervenaient dans la fabrication de la soie : le « négociant » à la fois marchand et fabricant qui intervenait aussi bien lors de l’achat de la soie que dans la définition du modèle et du dessin et qui passait finalement commande de l’ouvrage au chef d’atelier. Celui-ci, possesseur de deux ou trois à dix métiers, travaillait donc chez lui mais pour le fabricant qui le payait aux pièces. Enfin les compagnons, simples ouvriers, travaillaient pour le chef d’atelier (sur ce point, par exemple, F. Rude, Le mouvement économique et social, ouv. cit., p. 48-49). En janvier 1832 la Chambre de Commerce de Lyon décrivait au nouveau préfet Gasparin, dans les termes suivants l’organisation singulière de la fabrique lyonnaise : « La production des tissus de soie n’est pas, comme celle des autres tissus, concentrée dans quelques grands ensembles réunissant des masses d’ouvriers […]. La production dont il s’agit se répartit, au contraire, entre plusieurs centaines de maisons qui reçoivent, en premier lieu, les commandes des mains des commissionnaires, leurs intermédiaires avec les pays de consommation. Elle est ensuite distribuée par chaque maison entre des chefs d’atelier qui, possédant chacun un ou plusieurs métiers exploités par eux-mêmes ou par des ouvriers logés chez eux, sont de fait à la tête de petites manufactures dont la réunion compose à proprement parler la fabrique de Lyon », cité dans Maurice Canton-Debat, Un homme d’affaire lyonnais : Arles-Dufour (1797-1872), Thèse de doctorat en histoire, Université Lyon 2, 2000, p. 77. Il s’agit ici d’une phrase inspirée de l’Abbé Bertholon : « … Quelle vie que celle d’un ouvrier fabricant ! Toujours il devance le lever de l’aurore et prolonge ses travaux bien avant la nuit pour pouvoir, par la longueur du temps, compenser la modicité des salaires insuffisants », Du commerce et des manufactures distinctives de la ville de Lyon, Montpellier, 1787, p. 191. Voir F. Rude, Le mouvement économique et social, ouv. cit., p. 312, note 3. Tous les membres de cette commission étaient naturellement chefs d’ateliers. Tous n’ont pas eu le même rôle dans le mouvement social lyonnais de cette période. Les plus importants étaient Bouvery, Charnier, Maçon-Sibut et Bernard. Charnier, avec l’appui de Joseph Pavy, député ultra-royaliste, avait fondé en 1827 la Société de surveillance et d’indication mutuelle qui organisait la défense des chefs d’atelier contre les fabricants, mais aussi contre les simples compagnons ; Bouvery et Maçon-Sibut étaient alors membres du directoire de cette société. Agacé par le comportement de Charnier et par ses idées, Bouvery surtout, mais aussi Bernard et Maçon-Sibut fondèrent Le Devoir Mutuel. La participation de chacun aux journées insurrectionnelles de novembre 1831 ne sera pas la même ; Bouvery fut, semble-t-il, en retrait, alors que Charnier sera l’un des membres de l’état-major provisoire qui siègera à l’Hôtel de Ville le 23 novembre 1831. Ce sont enfin Bernard et Charnier qui, envoyés en députation à Paris par les chefs d’ateliers, rédigèrent pour Casimir Périer un « Rapport à M. le Président du Conseil des Ministres sur les causes générales qui ont amené les évènements de Lyon ». Sources : F. Rude, Le mouvement économique et social, ouv. cit., en particulier chapitre 2 pour la création du Devoir Mutuel. Et Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, ouv. cit., 3 volumes de la partie I (1789-1864), Bernard (I, p. 202-203) ; Bonnard (I, p. 260) ; Bouvery (I, p. 289), Charnier (I, p. 391) ; Guillot (II, p. 322) ; Labory (II, p. 401), Rozier (III, p. 360).
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