L'Echo de la Fabrique : 13 novembre 1831 - Numéro 3

PIÈCE CURIEUSE1.

L'une des plus graves questions qui puissent s'agiter dans nos sociétés modernes, où les intérêts matériels occupent une si grande place, vient d'être tranchée, à Lyon, avec une incroyable légèreté. C'était celle du paiement de la main-d'œuvre de l'ouvrier par le fabricant pour lequel il travaille. A cette question s'en rattachaient d'autres d'administration et d'ordre public. Nos autorités ont montré qu'elles n'en comprenaient aucune. Voici les faits :

Depuis quelques années, la fabrique de Lyon ayant à soutenir la concurrence de celles de l'étranger, a été obligée de réduire progressivement le prix de ses étoffes. Sans cette réduction, il est incontestable qu'elle eût été depuis long-temps sans travail, et particulièrement depuis dix-huit mois. Tout le monde sait que le résultat momentané des derniers événemens politiques a été d'arrêter la vente des produits manufacturés en France et sur le reste du continent. Cet effet d'une cause majeure n'est pas entièrement cessé, et d'ailleurs le choléra [1.2]pourra bien continuer la langueur du commerce commencée par l'appréhension de la guerre générale. Dans ces circonstances, le débouché qu'a offert et que peut offrir encore à l'industrie lyonnaise l'Amérique du nord est, sans contredit, le plus important de tous. Mais les affaires avec ce pays, par-là même qu'elles sont très-considérables, n'offrent qu'un bénéfice extrêmement limité. L'on comprendra donc que la façon des étoffes fabriquées pour cette destination ait dû être également très-restreinte. Cette façon qui serait relativement très-considérable pour un ouvrier habitant la campagne, est actuellement tout-à-fait minime pour un ouvrier de Lyon, à cause de la cherté des locations et des subsistances, et encore, il faut bien le dire, à cause de certains besoins factices qu'on ne manque jamais de se créer au sein d'une grande ville.

Au lieu d'attendre du retour de l'activité industrielle l'augmentation du prix de la main-d'œuvre, les ouvriers ont imaginé de l'obtenir au moyen d'un accord entre eux. Dire quel est l'auteur ou les auteurs du plan qui a été conçu à cet égard, serait sans doute difficile ; toujours est-il qu'il a été exécuté avec un ensemble parfait, qui révèle une organisation récente, source future et certaine d'embarras pour notre ville. Au commencement d'octobre, les ouvriers avaient eu déjà des réunions partielles, quand fut résolue une grande assemblée sur la place de la Croix-Rousse, à l'effet de nommer des commissaires chargés de stipuler, soit avec les autorités, soit avec les fabricans. Il faut bien remarquer que cette assemblée avait pour but de nommer des délégués et non pas des chefs, car ils en avaient déjà. Ils étaient déjà partagés en circonscriptions de quartiers et de rues, [2.1]chaque division ayant à sa tête un supérieur chargé de correspondre avec le bureau central qui tenait ses séances dans une maison de la Croix-Rousse. Tout cela s'était fait à l’insu ou au mépris de la vigilance municipale. Il est vrai de dire que le commissaire central de police, averti de la grande réunion qui avait lieu, s'y était transporté, et après avoir écouté les doléances de ceux qui paraissaient les chefs du rassemblement, leur avait conseillé une démarche paisible et régulière auprès des autorités civiles pour leur exposer les besoins et les vœux de la classe des ouvriers tisseurs. Ce conseil était sage, nous ne savons s'il aurait été suivi ; mais notre mairie n'en attendit pas l'exécution, elle alla elle-même au-devant des réclamations. Si les délégués des ouvriers se fussent présentés spontanément auprès des magistrats, ceux-ci auraient pu s'étonner et se plaindre des rassemblemens qui avaient eu lieu, ils auraient été en droit de demander par qui tout cela avait été préparé, organisé. Mais M. l'adjoint, remplissant les fonctions de maire de Lyon, agit différemment. Avant que les délégués des ouvriers eussent pris l'initiative d'une démarche, il en choisit douze sur le nombre total qu'il convoqua à l'Hôtel-de-Ville, reconnaissant et sanctionnant par-là leur nomination irrégulière, peut-être même factieuse, puisqu'elle avait eu lieu par voie d'attroupement, sur l'appel d'on ne sait qui. Cette faute est la première de ce magistrat, qui en commit immédiatement deux autres ; celle d'appeler douze fabricans pour discuter les réclamations des ouvriers devant eux, et celle de s'abtenir de paraître à une réunion qu'il aurait dû présider lui - même. (Ceci avait lieu le 11 octobre.)

Il ne faut point laisser passer, sans le remarquer, le piège tendu aux fabricans appelés à cette réunion. La lettre de convocation était ainsi conçue : « J'ai l'honneur de vous inviter à venir dans une des salles de l'Hôtel-de-Ville, demain à dix heures du matin, pour parler d'affaires qui intéressent la fabrique de Lyon. Boisset, adjoint. » Les douze fabricans durent croire et crurent, en effet, qu'il s'agissait de donner avis à M. le maire sur les événemens qui se passaient ou se préparaient, et non point d'entrer en discussion d'intérêts avec les représentans des ouvriers mutinés, sans préparation, sans intermédiaire.

Une marche bien simple était indiquée par la raison dans cette affaire. La mairie de Lyon, après avoir pris connaissance de l'exposé des griefs des ouvriers, aurait pris le temps et les précautions nécessaires pour s'assurer de leur réalité ; elle aurait pu s'entourer de tous les renseignemens possibles, faire expliquer sur ce sujet, en toute indépendance et toute liberté, soit les individus, soit le conseil des prud'hommes et la chambre de commerce, et enfin apporter des remèdes prudens aux maux qu'elle aurait reconnus vrais. Mais, au contraire, l'on a commencé par mettre en présence, et pour ainsi dire aux prises, deux classes d'intérêts opposés, et des hommes dont la moitié regardait l'autre comme ses persécuteurs. Il est arrivé de là qu'il n'y a pas eu liberté morale pour tout le monde ; nier cette vérité, serait méconnaître le cœur humain.

Dans cette réunion, qui a peut-être été la plus importante de toutes celles qui ont eu lieu depuis le commencement de cette affaire, parce qu'elle a ouvert la mauvaise voie dans laquelle on s'est malheureusement engagé, les ouvriers ne se contentèrent pas d'exposer leurs griefs ; profitant de la position dans laquelle on les avait laissé mettre, ils demandèrent formellement une augmentation arbitraire du prix des façons ; et, traitant comme de puissance à puissance, ils proposèrent la [2.2]fixation d'un tarif dont ils s'étaient déjà occupés entre eux. On sent facilement tout l'embarras que durent éprouver les fabricans présens pour combattre cette proposition qu'ils savaient être illégale et contraire même aux intérêts bien entendus de ceux qui la faisaient, mais qui était présentée comme l'expression de l'opinion unanime des masses qu'on ne devait pas, disait-on, irriter et porter à des excès. En toute circonstance, il faut considérer les hommes, non pas tels qu'ils devraient être, mais tels qu'ils sont. Or, il est arrivé dans cette occurence que des fabricans qui, le 31 juillet 1830, n'avaient pas craint de braver les baïonnettes sur la place publique, n'ont pas osé encourir le reproche, même mal fondé, d'inhumanité, et exposer leur existence manufacturière au ressentiment des ouvriers, en combattant ouvertement leurs prétentions. Si nous tenons tant à faire remarquer que le langage des fabricans devant les ouvriers a pu et dû être différent de ce qu'il aurait été hors de leur présence ; si nous avons insisté si minutieusement sur tous les détails qui précèdent, c'est que la triple faute que fit l'autorité municipale de Lyon : 1° en prenant l'initiative auprès des ouvriers en quelque façon soulevés ; 2° en mettant les fabricans en collision avec eux ; 3° en s'abstenant de paraître dans une assemblée qu'elle avait provoquée ; cette faute, disons-nous, a été la cause et l'excuse de toutes celles qui ont suivi.

Les délégués des ouvriers, en se retirant de cette réunion où leur demande avait été faiblement contredite, répandirent partout qu'un tarif du prix des façons allait être établi, et, dès ce jour-là, s'assemblèrent tous les soirs pour travailler à le faire selon leurs vœux. Voilà l'origine de cette opinion des masses, qu'on a alléguée, plus tard, comme un fait irrésistible, dominant toutes les considérations, nécessitant toutes les concessions.

Le conseil des prud'hommes, réuni en entier la veille, 11 octobre, s'était déjà prématurément occupé de cette affaire. Mais la composition ne permettait pas qu'il portât à cet égard un jugement bien sain, auquel on pût entièrement se rapporter. Certains membres étaient partisans-nés d'une augmentation du prix des façons, quoique soudaine et considérable ; d'autres membres n'étaient pas en position d'en entrevoir toute la portée.

Ainsi, les prud'hommes ouvriers en soie ne voyaient dans la question d'un tarif que l'intérêt direct et immédiat de leur classe ; les prud'hommes des autres professions, telles que la chapellerie, la fabrique de tulles, des bas, etc., n'y considéraient que l'intérêt de la ville, intérêt qui peut n'être pas toujours identique avec celui de l'industrie de la soierie, comme cela est facile à prouver. Les fabricans formant à peine le quart de la réunion représentèrent vainement l'illégalité flagrante et les dangers subséquens de la fixation d'un tarif ; leur opinion ne prévalut pas ; et comme ils se virent en grande minorité, ils ne firent pas constater leur opposition, circonstance qui a laissé croire que la délibération avait été prise à l'unanimité, ce qui n'est pas.

L'on avait beaucoup insisté, dans cette séance du conseil des prud'hommes, sur la crainte d'irriter les ouvriers ; c'est encore la grande considération que l'on fit valoir dans une séance de la chambre de commerce convoquée à la Préfecture le 15 octobre. Là, les vices et les dangers du tarif furent formellement reconnus par chacun des assistans en présence de M. le Préfet ; cependant, presque tous l'admirent comme une fâcheuse nécessité, dans la crainte des excès auxquels se porteraient les masses soulevées, si l'on trompait leur attente. Toutefois un fabricant des plus distingués, maire d'une commune de dix-huit mille ames, protesta jusqu'au [3.1]bout, et exigea que son opposition fût constatée dans le procès-verbal.

Ainsi, les bonnes raisons ne manquèrent pas dans cette assemblée, à laquelle assistaient les chefs du département et de la cité. A la même époque, parut dans le journal le Précurseur2une série de trois articles consécutifs qui présentaient la question sous son véritable jour. Les autorités civiles ont donc eu toutes les lumières nécessaires pour s'éclairer dans la circonstance, et si elles ont suivi une conduite contraire à la fois aux intérêts de l'industrie et de l’ordre, ce n'est pas faute de renseignemens. Au lieu de dissiper les craintes d'une émeute dans l'esprit des prud'hommes, des membres de la chambre de commerce et des personnes appelées à donner leur avis, elles semblaient s'attacher à les entretenir et à les propager. Par manque de prévision et par faiblesse, elles avaient laissé s'organiser et se rassembler des masses populaires, et elles s'armaient de ce fait qui leur était tout entier imputable, comme pour arracher de déplorables concessions.

Le 21 octobre, M. le préfet convoqua dans son hôtel vingt-quatre fabricans et vingt-quatre délégués des ouvriers pour fixer ensemble le prix des façons ; car son opinion était alors déjà formée, et ce magistrat ne voyait d'autres moyens de rétablir l'ordre que de céder aux volontés de ceux qui le troublaient, et d'autre service à rendre à l'industrie lyonnaise que l'établissement arbitraire d'un tarif qui devait la priver immédiatement de la fabrication d'une grande partie de ses produits habituels. Dans cette réunion où les fabricans et les ouvriers étaient de nouveau en présence, les premiers ne furent pas admis à discuter la convenance d'un tarif ; ils furent positivement avertis qu'ils n'avaient qu'à s'occuper de la fixation au minimum du prix des façons, contradictoirement avec les délégués des ouvriers. Mais ils répondirent : Ce que M. le préfet devait bien savoir, qu'ils n'avaient aucune mission pour faire une chose aussi capitale ; et sur cette objection imprévue, M. le préfet s'empressa de déclarer que les fabricans seraient tous prochainement convoqués pour nommer des représentans chargés de concourir à cette œuvre, à l'égard de laquelle son parti paraissait si bien pris. Mais il ne leva pas la séance sans demander en quelque façon excuse aux délégués des ouvriers du retard apporté à l'accomplissement de leurs désirs, et sans les prier d'employer leur autorité pour empêcher une émeute dans l'intervalle qui allait s'écouler jusqu'à une nouvelle réunion. Sans doute, l'appréhension d'une émeute est concevable et, à certains égards, même louable de la part d'un magistrat ; mais trembler ainsi devant ceux qui l’ont dans leurs mains, ce n'est pas la prévenir, c'est la provoquer. La preuve en est dans ce qui se passa le soir du même jour. Une affiche posée à la tombée de la nuit, ayant annoncé que tous les fabricans étaient convoqués pour le lundi 24 octobre, à l'effet de nommer des commissaires pour concourir à la fixation d'un tarif au minimum du prix des façons, quelques centaines d'ouvriers parcoururent le quartier où sont les principales maisons de fabrique, en proférant des vociférations incendiaires et des menaces de mort, qui eurent pour effet de faire fermer les magasins dans la rue des Capucins et les rues adjacentes. Le lendemain, l'on s'attendait à voir quelques mesures ou du moins quelque affiche concernant les attroupemens tumultueux. Il n'en fut rien, le fait ne parut pas assez grave à nos magistrats.

Le 24 octobre il ne se présenta dans les trois sections où l'on devait, sur l'appel de l'autorité, nommer des commissaires pour le tarif, que cent quarante fabricans [3.2]sur près de six cents convoqués. Encore demandèrent-ils que l'on commençât par voter sur la question de savoir si, dans la circonstance, il y avait lieu de faire un tarif. Mais dans chaque section, le président sans doute, par suite des instructions qu'il avait reçues, s'y refusa formellement, disant que l'assemblée avait un but déterminé duquel il n'était pas possible de s'écarter, qu'il fallait procéder à la nomination du nombre désigné de commissaires, et que ces commissaires auraient sans doute le droit d'examiner la question qui se représenterait à eux toute entière. Ce fut après ces préliminaires que la cinquième partie au plus du corps des fabricans, réunie en trois sections, nomma vingt-quatre membres, qui, suivant l'annonce publique précédemment faite, devaient se réunir le lendemain 25 à la Préfecture avec les délégués des ouvriers.

Dans la soirée qui suivit leur nomination, les vingt-quatre représentans prétendus de la fabrique se réunirent chez l'un d'eux, et là, rédigèrent une lettre adressée à M. le Préfet, dans laquelle ils le prévinrent que, si la place de la Préfecture contenait des rassemblemens au moment de la délibération à laquelle ils étaient appelés, ils croiraient devoir s'en abstenir, ils le priaient en conséquence de prendre des mesures pour empêcher ou dissiper les attroupemens. Mais il n'en fut pris aucune ; le simple déploiement de quelque force militaire aurait prévenu ce qui est arrivé, et ce magistrat paraît, depuis le commencement de cette déplorable affaire, avoir marché constamment vers un but déterminé, l'établissement d'un tarif pour satisfaire à quelque prix que ce fût les ouvriers, et échapper ainsi à une émeute.

Messieurs les fabricans, en se rendant à cette réunion du 25 octobre, s'imaginaient, d'après ce qu'avaient dit les présidens des sections, pouvoir discuter le meilleur parti qu'il y aurait à prendre dans la circonstance, il n'en fut rien ; M. le Préfet ne permit qu'une chose, la fixation d'un tarif. Au moins ils croyaient être venus pour débattre réellement et librement les bases de ce tarif ; impossible encore : les bases en étaient toutes arrêtées d'avance par les maîtres ouvriers qui avaient mis trois semaines à les délibérer entr'eux. C'est alors que commença une série de choses scandaleuses dont le récit ne peut être que très-imparfaitement rapporté.

Dès le matin, les ouvriers qui, comme nous l'avons dit en commençant, s'étaient donné une organisation que les magistrats avaient ignoré ou permise, et que l'on déplorera un jour amèrement, les ouvriers, disons-nous, quittèrent leurs métiers suivant un ordre donné, et vinrent se ranger sur la place de la Préfecture et lieux circonvoisins au nombre de cinq à six mille, marchant par escouades de deux rangs de dix hommes, commandées par un chef de peloton. Quelqu'un avertit le Préfet de l'arrivée de cette foule autour de son hôtel ; l'on s'imaginera que ce magistrat prit aussitôt des mesures pour assurer la liberté morale de la délibération qui se préparait, en faisant rentrer dans leurs quartiers respectifs ces milliers d'hommes venus de toute part avec des intentions faciles à deviner ; il se contenta de descendre dans la cour déjà entièrement obstruée, de leur adresser quelques paroles obligeantes et de les prier de débarrasser les abords de son hôtel. Cette foule docile à la prière du Préfet, qui devint un ordre en passant par la bouche des chefs du rassemblement, se retira, non pas dans les quartiers d'où elle était sortie, mais sur la place Bellecour, c'est-à-dire, à cinquante toises du lieu où les délégués des ouvriers soumettaient aux fabricans le tarif qu'ils avaient préparé, comme condition de la tranquillité publique, et resta là pendant cinq [4.1]heures, attendant sans doute ce qu'on lui ordonnerait de faire.

A peine une discussion dérisoire était elle commencée dans les salons de la préfecture, qu'un fabricant, chef d'une maison dont l'industrie donne les moyens d'existence à plus de mille ouvriers de divers genres, se plaignit de l'espèce de guet à-pens où il avait été attiré lui et ses collègues ; il déclara que les prix fixés dans le tarif exigé par les ouvriers étaient tels qu'ils auraient pour effet certain de transporter à l'étranger la fabrication de la plus grande partie de l'étoffe unie, et de laisser, à Lyon, sans ouvrage plusieurs milliers de métiers. Ce fabricant ajouta que, ne voulant prendre aucune part à une mesure désastreuse pour la classe ouvrière elle-même, et par suite pour la tranquillité de la ville, il croyait devoir se retirer ; ce qu'il fit en effet. Les autres fabricans qui restèrent se flattaient encore de l'espoir d'amener les ouvriers à des propositions raisonnables et qui pourraient tout concilier. Mais ceux-ci alléguaient que le tarif apporté par eux, était celui que leurs commettans leur avaient remis pour le faire adopter (et il faut se rappeler que cinq à six mille de ces commettans étaient en expectative à quelques pas de là.) Les prétentions des ouvriers, il faut bien le dire, trouvaient un singulier encouragement et un merveilleux appui dans les recommandations de M. le préfet aux fabricans de vouloir bien se presser et d'en terminer au plus tôt ; recommandations qui avaient commencé une heure après l'ouverture de la séance.

L'on voit jusqu'à quel point les fabricans délibéraient librement ; ce n'est rien encore, rien auprès de ce qui va se passer. Sur les quatre heures, le bruit se répand parmi les ouvriers qui stationnaient à Bellecour que la fin de la délibération est renvoyée à deux jours. Aussitôt ils se précipitent dans la rue St-Dominique, se dirigeant sur la préfecture, et criant : « Point de renvoi. » Le commissaire central de police, qui était sur les lieux, court à la tête de la colonne, et, pour l'arrêter, il déclare que le bruit répandu est sans fondement. M. le commissaire disait vrai ; il n'y avait pas de renvoi. Mais pourtant il pouvait, ou plutôt il devait avoir lieu, car huit jours auraient à peine suffi à un travail aussi compliqué que la fixation du minimum des prix des façons de plusieurs centaines d'articles différens. Eh bien ! dans ce cas, que serait-il donc arrivé ? On le devine suffisamment. Aussi, dès que l'annonce de ce qui se passait à l'extérieur se répandit dans les salons de la préfecture, il ne fut plus possible de continuer la moindre discussion. « Dépêchez-vous, disait M. le préfet, finissez-en, etc. » Quelques fabricans étaient en voie d'obtenir quelques réductions de ceux des délégués des ouvriers avec lesquels ils étaient abouchés. Mais quand on annonça qu'on ne pouvait plus contenir les rassemblemens, il fallut bien tout terminer, ou plutôt tout accepter ; c'est en effet ce qui arriva. La place de la Préfecture s'était de nouveau remplie, ainsi que la cour de l'hôtel ; les escaliers mêmes avaient été envahis, et tout-à-fait à la fin de la séance, l'on n'ouvrait que difficilement les portes extérieures des appartemens où se tenait la réunion, tellement elles étaient encombrées.

Enfin, M. le préfet descendit lui-même pour annoncer le résultat aux ouvriers qui l'accueillirent avec de grandes démonstrations de joie, après quoi ils se retirèrent dans le même ordre que lorsqu'ils étaient venus. Ceux qui étaient de la Croix-Rousse suivirent, comme ils l'avaient fait le matin, la rue des Capucins dans toute sa longueur en poussant de grands cris, ce qui ressemblait assez à une provocation, attendu que ce quartier est le centre des maisons de fabrique, et que [4.2]cette troupe n'avait nul besoin de suivre cette route pour arriver à sa destination. Le lendemain, le tarif n'étant point affiché dans la matinée, les meneurs contraignirent encore ce jour-là, même avec violence, comme ils l'avaient fait la veille, les ouvriers paisibles à quitter leurs métiers pour venir former des rassemblemens destinés à se porter en ville. Enfin, le surlendemain 27 octobre, il fut affiché avec un préambule portant qu'il avait été librement débattu et consenti, ce qui était une amère dérision, et après cela, nos magistrats crurent avoir acquis du repos pour long-temps.

Nous venons de rapporter les faits ; nous devons maintenant nous expliquer sur leurs conséquences.

Indépendamment de ce qu'un tarif est une chose en complet desaccord avec nos lois et notre état politique, celui qu'on vient d'établir à Lyon annule, de compte fait, pour notre industrie, un tiers ou une moitié des articles qui se fabriquent à Lyon. En parcourant la nomenclature des nouveaux prix des façons, l'on peut se convaincre que l'augmentation qu'on y a faite élèvera certains articles façonnés à peu près au taux auquel le fabricant les livre à la vente ; tel autre article deviendra de 15 à 20 pour cent plus cher que le cours auquel seulement il trouve de l'écoulement ; et enfin la totalité de l'étoffe unie en qualité légère, qui forme plus de la moitié de l'exportation de nos produits en soierie, se trouve frappée de 20 centimes à l'aune ou 8 pour cent au moins sur la valeur totale : différence énorme, quand on considère que nous sommes en concurrence avec les fabricans de la Prusse et de la Suisse, et que nous ne pouvons depuis long-temps soutenir la lutte que par la modicité du gain, soit du fabricant, soit de l'ouvrier. L'étoffe unie, en forte qualité, peut, il est vrai, supporter cette augmentation, parce qu'elle s'adresse à la haute consommation ; mais cette sorte de produits ne doit pas entrer pour un dixième dans l'appréciation de ceux de la fabrique lyonnaise.

De toutes les déplorables concessions faites aux ouvriers, la plus inconcevable est celle en vertu de laquelle le tarif a été rendu exécutoire à dater du 1er novembre, et d'où il est résulté une perturbation immédiate dans les affaires. En effet, il y a toujours en fabrique des commandes pour deux ou trois mois environ ; or toutes les commissions données depuis quelques jours, ou sur le point d'être données, étant basées sur le taux des façon des mois d'octobre et de septembe, il est arrivé que les fabricans en ont rendu une grande partie, et en ont refusé d'autres qui les auraient constitués en perte.

L'autorité doit donc songer à mettre en réserve de quoi nourrir quelques milliers de personnes qui vont se trouver à peu près sans pain à l'entrée de l'hiver ; car l’on sent bien qu'il n'y a aucun moyen de persuasion qui puisse engager des manufacturiers à continuer un genre de fabrication qui les ruinerait au bout d'un certain temps.

Nous ne nous sommes point hâtés de réclamer auprès de l'administration supérieure, parce que, dans le premier moment, notre démarche eût pu paraître le résultat de l'irritation. C'est donc avec calme, avec réflexion que nous venons aujourd'hui signaler le mal, et déclarer qu'il est déjà commencé. La plupart des métiers dont les pièces ont été finies depuis huit jours, n'ayant pas été remontés par les causes que nous avons expliquées, les ouvriers ont prétendu qu'il y avait complot contre eux de la part des fabricans. De là des propos menaçans, de là des attroupemens qui effraient certains quartiers, de là quotidiennement la mise en armes de la presque totalité de la garde nationale, de là enfin, [5.1]désordre dans la fabrique et bientôt peut-être dans la ville.

Nous avons exposé nettement l'état des choses et ses conséquences inévitables ; nous venons maintenant demander au gouvernement de faire en sorte que notre administration comprenne les intérêts de notre industrie et assure la tranquillité de notre ville.

Des chefs d'établissemens qui livrent annuellement à la consommation intérieure et à l'exportation, pour quatre-vingt millions de produits, ont droit de compter sur une haute protection qui sans doute ne leur manquera pas.

Notes de base de page numériques:

1 Depuis début novembre, les négociants de Lyon, de plus en plus hostiles au préfet, se réunissaient et rédigeaient un mémoire pour la présidence du conseil des ministres. Ce mémoire fut discuté et accepté par l’assemblée des négociants le 5 novembre. Une lettre du docteur Desgoultières du 3 novembre 1831 adressée au docteur Prunelle, maire de Lyon, rend bien compte de l’état d’esprit alors régnant parmi les négociants ; selon Desgoultières, plusieurs mesures doivent être prises : « 1/ Retour prochain du maire pour reprendre les rênes de l’administration municipale, tenues, en ce moment, par une main faible et inexpérimentée, afin qu’il puisse s’entendre avec le général Roguet, homme capable et résolu, sur les mesures ultérieures à prendre. 2/ Prompte installation du général Ordonneau, comme chef de la garde nationale. 3/ Franche coopération d’un préfet qui ait des c… 4/ Désarmement prudent et simultané des hommes de la garde nationale […] et à, cet effet, réunion dans notre ville d’une force militaire suffisante, surtout en cavalerie. 5/ Ordonnance royale motivée par une protestation qui vous sera prochainement adressée et qui prononcerait la nullité de toute délibération illégale prise contre le texte des lois qui régissent l’industrie et le commerce », citée dans Canton-Debat Maurice, Un homme d’affaire lyonnais : Arles-Dufour (1797-1872), ouv. cit., p. 149.
F. Rude évoque cet épisode dans Le mouvement économique et social (ouv. cit., p. 346.).
2 Evoquant la géographie de la presse républicaine au début de la Monarchie de Juillet, Gabriel Perreux a relevé judicieusement que « de toute la région de l’Est, c’est Lyon qui possède les deux plus grands journaux républicains. Le Précurseur et la Glaneuse » (Gabriel Perreux, La propagande républicaine au début de la Monarchie de Juillet, Paris, Librairie Hachette, 1930, p. 194.). Créé une première fois en 1821-1822, relancé en 1826, Le Précurseur était le principal organe du libéralisme à Lyon sous la Restauration. En première ligne du combat contre les Bourbons au moment de juillet 1830, il devient au début 1832 plus proche de l’opposition républicaine avec l’arrivée à sa tête du journaliste parisien Antoine Pétetin et devient un organe de plus en plus hostile au gouvernement orléaniste. Journal des classes moyennes, de tendance relativement modéré, il est néanmoins dès juin 1832 sous le poids de quatre procès. Il faut souligner que durant l’automne 1831 la ligne du journal n’est cependant pas claire. Pour remplacer Jérome Morin, deux tendances s’affrontent : l’une, plus conservatrice et représentative des élites en accord avec le gouvernement de Casimir Périer, est favorable à la candidature de Jean-Baptiste de Montfalcon. L’autre tendance, plus républicaine, va défendre, victorieusement, la candidature d’ Antoine Pétetin.
C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, ouv. cit. ; J. D. Popkin, Press, Revolution and Social Identity in France (1830-1835), ouv. cit., chapitre 2.

 

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