L'Echo de la Fabrique : 15 juillet 1832 - Numéro 38

AU MÊME1.

sur la défense devant le conseil des prud’hommes.   

Réponse à M. Gamot, Membre du Conseil.

J’ai demandé, dans le N° du premier du courant de votre journal, qu’il fût libre à chaque citoyen de servir [3.2]de défenseur officieux devant le conseil des prud’hommes, pourvu qu’en conformité de l’article 29 du décret du 11 juin 1809, qui règle cette matière, il fût assisté de la partie, faculté que l’ancien conseil accordait quelquefois et que le nouveau refuse obstinément.

Je pensais que cet abus signalé, le conseil s’empresserait de le faire disparaître. Loin de là, soit comme organe de la majorité de ses collègues, soit motu proprio, M. Gamot vous a adressé une réponse qui est loin d’être satisfaisante. Je suis donc obligé de vous adresser la réfutation suivante.

M. Gamot se plaint de ce que je me suis renfermé dans la question de droit ; le conseil, dit-il, s’est déterminé par d’autres considérations. J’examinerai tout-à-l’heure ces considérations ; mais auparavant j’ai besoin de faire une halte ici.

Quoi ! l’ai-je bien lu ? des considérations au dessus de la loi ! et si ce système pouvait être admis, quel est le citoyen qui n’aurait pas des considérations plus ou moins fortes pour se refuser à l’exécution de la loi ? Un magistrat peut-il tenir un pareil langagei, lui qui a prêté serment, lui qui plus que tout autre doit à la loi obéissance et respect ! Que deviendra la divinité si le prêtre lui-même l’insulte ?

Publicité, liberté, voilà le palladium de toute défense.

Je le répète donc, la loi ne défend pas l’assistance d’un défenseur devant le conseil des prud’hommes ; M. Gamot lui-même ne le nie pas : dès-lors cette assistance est licite ; là est le point culminant de la discussion, le pivot unique sur lequel elle peut rouler. Ainsi, il y aurait arbitraire, excès de pouvoir, si le conseil persistait dans la prohibition qu’il a imaginée contre le texte de la loi ; dès-lors tout ouvrier à qui le conseil refuserait l’assistance d’un défenseur, aurait le droit de faire constater ce déni de justice et de prendre à partie le conseil lui-même, auteur du scandale.

Maintenant que j’ai défendu, et c’est avec douleur que je le dis, maintenant que j’ai défendu la loi contre un des magistrats chargés de rendre la justice en son nom, je veux bien, et sans tirer à conséquence, examiner les considérations qui ont, selon M. Gamot, dirigé le conseil dans son refus. Deux premières objections sont faites : la crainte de constituer en frais les ouvriers par le paiement d’un salaire à celui qui les assisterait dans leur défense, et celle de voir prolonger les causes par les demandes de renvoi que feraient les défenseurs pour grossir leur salaire.

Ces objections pourraient avoir quelque force, s’il s’agissait de créer un corps d’agréés, chargés par privilège du monopole de la défense devant le conseil. Ainsi, je l’avoue, la postulationii exclusive des avoués devant les tribunaux civils et d’appel, postulation qu’ils cherchent, contrairement à la loi, à étendre devant les tribunaux de commerce, est une plaie de l’ordre social, et l’on ne saurait trop appeler dessus l’animadversion publique et l’attention des législateurs. Mais peut-on croire que l’Echo, ennemi des priviléges, organe de la classe prolétaire, ait eu l’intention de se prêter à la création d’un monopole quelconque ?

Ce n’est donc pas dans ce sens que doit être entendu [4.1]mon article sur la défense devant le conseil des prud’hommes. Je demande et je sollicite une liberté complète pour la défense, ainsi que cela se pratique devant les tribunaux de commerce et les justices de paix. Le mandat est gratuit de sa nature ; la défense sera donc le plus souvent purement officieuse. L’ouvrier plus instruit défendra son camarade ; et quant au salaire dû au légiste qui voudrait se consacrer à cette défense, ou ce salaire sera volontaire, et dès-lors le conseil n’a pas à s’en occuper, de minimis non curat prœtor ; ou il sera forcé, le conseil suivant en ce cas l’exemple du tribunal de commerce, qui applique aux causes portées devant lui le tarif fait pour les affaires sommaires devant les tribunaux civils, et alors il pourrait fixer les droits d’obtention de jugement, à la moitié seulement de ce qui est alloué aux avouésiii. Quant à la multiplicité des renvois, ils sont loin d’être avantageux à l’homme d’affaires, attendu qu’un droit unique est dû pour l’obtention du jugement ; et d’ailleurs le conseil, sans entraver la défense, est toujours libre de les restreindre.

Une observation importante trouve ici sa place. Comment se fait-il que ce soit M. Gamot, prud’homme fabricant, qui ait cette tendresse toute particulière pour les ouvriers, tandis que leurs organes naturels, les prud’hommes chefs d’ateliers réclament cette amélioration ? J’en appelle au souvenir de MM. Falconnet, Charnier, Labory, etc.

Une troisième objection est faite ; c’est celle-ci : le conseil renvoie toujours les affaires en conciliation, et le chef d’atelier peut aller en particulier expliquer son affaire.

Je ne sais pas jusqu’à quel point il convient, en thèse générale, qu’un juge écoute en particulier celui qu’il est appelé à juger et auquel la loi lui défend de faire connaître son opinion. Je me bornerai à l’observation suivante :

Le conseil, par ce renvoi, ne fait que nommer des juges-rapporteurs, pour ensuite être fait droit. Il n’est donc pas exact de dire qu’il renvoie les parties devant arbitres ; en effet, le conseil, tout comme un autre tribunal, n’a pas ce droit : ce serait se dispenser de juger. Je conçois que si les prud’hommes étaient des arbitres au lieu de juges-rapporteurs, le chef d’atelier pourrait bien y aller seul, mais il n’en est pas ainsi ; car si cela était, le conseil ne serait qu’un bureau de transit. Ce n’est donc pas soutenable : comment un de ses membres peut-il s’égarer à ce point ?

Je me trouve embarrassé pour répondre à la quatrième objection. M. Gamot dit que si le conseil s’apercevait que la timidité où l’embarras de s’exprimer gênassent une défense, il se ferait un devoir d’admettre un tiers. On ne doit pas plaisanter dans les choses sérieuses, et c’est une plaisanterie que M. Gamot a faite. Je voudrais bien qu’il m’expliquât comment le conseil trouvera sous sa main, le cas arrivant, un tiers pour défendre cet ouvrier, lorsqu’il sera bien établi que personne, autre que les parties, n’a le droit de se présenter au conseil.

Une dernière objection me reste à réfuter. Le conseil craint de ne pas connaître la vérité toute entière par la bouche des agréés. Si cette objection avait quelque fondement, pourquoi ne l’applique-t-on pas aux autres tribunaux ? C’est qu’elle est plus spécieuse que solide : l’homme de mauvaise foi qui trompe son défenseur, trompera également le conseil.

Ici une anecdote qui regarde M. Charnier et à laquelle [4.2]il ne manquera pas de répondre ; mais je dois relever une erreur matérielle. Le tribunal de commerce n’ordonne que rarement la comparution des parties en personnes, et si beaucoup se présentent elles-mêmes, c’est que de plus en plus éclairé, le public cherche à se soustraire au monopole des avoués qui, sans aucun titre, l’ont en quelque sorte envahi.

En résumé, j’ai dit que rien ne devait prévaloir contre la loi et que la loi voulait tout ce qui pouvait augmenter la liberté de la défense, et que dans l’espèce, le décret de 1809 en ordonnant la comparution des parties, n’a pas défendu qu’elles fussent assistées d’un défenseur. Je crois ce point inattaquable ; je pense avoir refuté d’une manière victorieuse les considérations par lesquelles M. Gamot prétend que le conseil a été influencé, et dès-lors je persiste dans celles que j’ai fait valoir, et qui, j’espère, sont encore présentes à la mémoire du lecteur.

Quand à ceux qui pourraient croire que les doctrines d’égalité sociale, qui se répandent de toutes parts, n’ont point fait de prosélites dans la classe réputée jusqu’à ce jour supérieure ; je suis heureux de pouvoir les convaincre du contraire, et je vais citer comme un triomphe éclatant de la cause prolétaire, ces mots qui terminent la lettre de M. Gamot, auquel je me plais d’en rendre hommage ; paroles qui pourraient être sans importance dans la bouche d’un prolétaire comme vous et moi, mais qui dans celle d’un négociant distingué, appelé à une magistrature importante, par le choix éclairé de ses collègues, en acquèrent une bien grande et mériteraient d’être inscrites dans la salle où s’assemble le conseil et sur le livret de chaque ouvrier.

L’ouvrier doit savoir que les fabricans ne se croient pas plus au-dessus de lui, qu’ils ne se croient eux-mêmes au-dessous du commissionnaire qui leur achète leur étoffe et leur fait ainsi gagner leur vie.

Ces paroles remarquables me serviront de texte pour un prochain article relatif aux renvois devant arbitres que je vous adresserai incessamment.

Agréez, etc.

Marius Ch......g.

10 juillet 1832.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832). Depuis le numéro précédent Antoine Vidal, gravement malade, n’assurait plus la direction du journal et Marius Chastaing le remplaçait ; dans ce numéro du 15 juillet, Chastaing assure seul la rédaction de pas moins de quatre articles. Vidal décèdera au début du mois d’août 1832 et Chastaing deviendra officiellement rédacteur de L’Echo de la Fabrique au tout début du mois de septembre.

Notes de fin littérales:

i Ce langage me ferait croire à un propos plus qu’inconvenant que M. Gamot, en consultation avec trois de ses collègues, aurait tenu au sieur Desmaison qui lui objectait un texte précis du Code civil. Je me f… de la loi, aurait dit M. Gamot. (Voyez l’Echo n° 37, lettre Desmaison.) Réflexion faite, je ne peux pas y croire à ce propos.
ii On appelle postulation le privilége accordé aux avoués des tribunaux civils et d’appel, de se présenter, à l’exclusion de tous autres, pour les parties, même sans mandat et sans être assistés d’elles.
iii Dans les affaires sommaires, le tarif alloue 15 fr. pour l’obtention d’un jugement contradictoire, et 7 fr. 50 c. pour celui d’un jugement par défaut. Ce tarif est appliqué par le tribunal de commerce.

 

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