L'Echo de la Fabrique : 13 novembre 1831 - Numéro 3

HISTOIRE DE JACQUES1.

Tout est bien ! Nous sommes dans le meilleur des mondes possible..., disait à tous momens le père de Jacques, espèce d'esprit fort, qui avait lu quelques brochures des philosophes du 18me siècle et qui les avait méditées dans un petit jardin dont il était propriétaire à la montée des Epies. Jacques le crut, et dès l'âge de quinze ans il quitta la maison paternelle pour jouir des douceurs [6.1]que devait procurer un monde où tout est bien ; il avait appris chez son père l'art de tisser la soie, porté à un suprême degré à Lyon sa ville natale.

A cette époque, la France était gouvernée par ce génie extraordinaire qui, passant comme un météore, laissa des traces éternelles de sa grandeur et de sa magnificence. Lyon ne semblait alors habité que par des êtres heureux, tant la prospérité avait pénétré dans toutes les classes. Jacques profita de ce bien-être, sa jeunesse fut sans orages, et jugeant que son père avait raison, que tout était bien et qu'il était dans le meilleur des mondes possible, il crut pouvoir profiter de ses douceurs.

Cependant la France avait de longues guerres à soutenir : la conscription atteignit Jacques qui partit, sans murmurer, pour servir sa patrie ; il rejoignit les armées, et dans la fatigue des camps, il douta souvent de la vérité du précepte de son père, mais son ame étant toute française, la gloire dont se couvraient alors nos armes lui fit facilement oublier les momens de peines et de misère attachés à la vie du soldat. Il assista aux batailles de Dresde et de Leipsik, et reçut à cette dernière une balle dans le bras qui le força à quitter ses compagnons de gloire. Jacques ne se plaignit point, son sang avait coulé pour cette patrie qu'il adorait, et décoré du ruban des braves, il regagna sa ville natale pour se livrer à son industrie. Son pays venait d'être trahi par la fortune ; les armées étrangères l'avait envahi, et l'homme qui vingt ans avait fait sa gloire venait de disparaître pour aller mourir dans l'exil. Jacques chercha dans son industrie les moyens de servir de nouveau cette France objet de son amour ; il se voua tout entier à son art et trouva le moyen de porter la soierie à un tel degré de perfection qu'on ne craignit plus la concurrence des étrangers. Jacques passa ainsi quinze ans sans ambition et n'ayant qu'un seul but, celui d'être utile à son pays. Mais comme les découvertes ne sont pas toujours une source féconde de fortune, il resta pauvre en servant ses concitoyens.

La patrie n'avait point terminé ses longues épreuves, les hommes qui la gouvernaient, imbus de principes gothiques, attirèrent un nouvel orage sur leurs têtes ; la France avait été humiliée ; on traînait ses peuples vers l'esclavage... juillet la releva de ses malheurs et la porta de nouveau au plus haut période de la gloire. Jacques ne resta point spectateur impassible à ce dévouement sublime ; il quitta les attributs des arts et reprit ces armes dont il s'était autrefois si bien servi. Dans ces journées solennelles où tout était confondu, il se plaça à côté du négociant qui l'occupait ; alors était la vraie égalité, l'homme au coffre rempli d'or lui frappait dans la main et l'appelait son ami !... Ces jours devaient être de courte durée, et le pauvre s'aperçut bientôt que l'égalité n'existait plus ; il fut humilié par ceux qui l'avait accueilli avec enthousiasme ; mais il se consola en pensant qu'il avait aidé à régénérer sa patrie.

Alors commença une autre série de malheurs ; ces hommes qui semblaient ne parler que du peuple et pour le peuple voulurent profiter de son industrie et grossir leurs fortunes aux dépens de ses peines et de ses travaux. Ils diminuèrent son salaire à tel point que Jacques, malgré ses talens, tomba dans une affreuse misère, et n'osait plus, sur ses haillons, porter ce ruban dont l'avait décoré sa patrie reconnaissante. Mais comme tout doit avoir un terme, ce peuple, victime de l’égoïsme, ne pouvant plus supporter l'état affreux où il se trouvait, se réunit et demanda le prix de ses travaux. Jacques fut député par ses concitoyens, et joint à d'autres délégués, ils obtinrent enfin qu'à l'avenir l'ouvrier ne serait plus condamné à mourir de misère…

[6.2]Quoique heureux d'avoir revu son drapeau et de pouvoir donner du pain à sa famille, Jacques douta encore si tout était bien et s’il était dans le meilleur des mondes possible.

Notes de base de page numériques:

1 Antoine Vidal auteur de cette Histoire de Jacques débute une série qui se poursuit dans les numéros 3, 7, 14 et 17 de L’Echo de la Fabrique.

 

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