L'Echo de la Fabrique : 22 juillet 1832 - Numéro 39

LA MERCURIALE.1

[2.1]Elle a paru enfin cette mercuriale sous le nom de laquelle on a été obligé, pour satisfaire de vaines exigences, de déguiser le tarif que la sagesse d’un administrateur éclairé avait accordé aux besoins d’une immense population ouvrière qui l’avait accueilli comme un bienfait. La force des choses commandait au nouveau conseil des prud’hommes de se livrer à cette tâche, et il s’est empressé de satisfaire à son mandat. Nous l’en remercions ; car tarif ou mercuriale, c’est tout un à nos yeux. Plût à Dieu qu’une mesure pareille n’eût jamais été nécessaire ! plût à Dieu qu’on pût appliquer, dans leur rigueur, les principes du droit civil sur les conventions à cette espèce de convention qui lie le fabricant et le chef d’atelier ! Nul plus que nous ne serait partisan de l’empire absolu de la loi ; mais il est telle hypothèse où la loi fléchit devant la nécessité. La fabrique de Lyon se trouve dans cette hypothèse.

Mais la loi est-elle bien elle-même aussi impérieuse qu’on le dit ? Nous ne le pensons pas. Elle dit bien que les conventions font loi entre les parties : mais elle ajoute que toute convention doit être libre, sans cela elle l’annule de plano. Maintenant, de bonne foi, y a-t-il toujours liberté entre ce négociant dont la fortune lui permet de travailler ou de vivre sans rien faire, et cet ouvrier qui attend un salaire quelconque pour donner à sa famille le pain nécessaire à sa subsistance ? Je dis hautement non. Il n’y a point de liberté, et partant point de convention dans le sens légal que la loi a attaché à ce mot. Dès lors il faut que le pouvoir intervienne d’une manière ou d’une autre, pour rétablir l’équilibre, pour tenir la balance entre l’homme riche et l’homme pauvre, de manière à ce que ce dernier, vaincu par le besoin, ne soit pas la victime de la cupidité du premier.

Il faut qu’en traitant avec ses commettans, le fabricant mette, en première ligne de compte, le prix de la main-d’œuvre, et cette main-d’œuvre, qui est bien en quelque sorte une matière première, doit être calculée, non pas suivant les chances du commerce, mais suivant le besoin réel de la dépense nécessaire à un ouvrier. Qu’on fasse bien attention ! Un fabricant peut occuper 100 métiers, livrer 5 ou 600 aunes par jour d’étoffes à la circulation, et quelque minime que sera son bénéfice, il pourra gagner au-delà de ses besoins physiques ; mais quelle que soit la prospérité du commerce en général, un ouvrier ne pourra pas livrer un plus grand nombre d’aunes au fabricant qui l’emploiera. Il faut donc une règle pour que le salaire ne descende pas au-dessous des besoins réels de l’ouvrier. Ce n’est que dans un tarif que cette règle peut se trouver. C’est en ce sens que nous comprenons et que nous acceptons la mercuriale. Elle est une barrière entre la cupidité insatiable et la misère trop facile à subir de dures conditions. Rien ne sera ôté à la liberté des conventions ; mais on n’en passera que de justes, parce que l’on saura qu’envain écrirait-on sur le livre d’un ouvrier un prix minime et inférieur à celui que d’autres maisons donneraient, l’ouvrier plus éclairé pourra toujours, la mercuriale à la main, demander au conseil le redressement du tort qu’il éprouve. Et si le négociant lui objectait qu’il a consenti à ne recevoir que tel prix au lieu de celui fixé par la mercuriale, il répondrait j’avais faim, et cet argument suffirait pour anéantir la convention immorale inscrite en tête de son livre. On sent bien qu’une différence dont on pourrait rendre une raison plausible, ne serait pas atteinte par cette règle.

Nom avions projeté de nous étendre davantage sur ce [2.2]sujet, et de répondre spécialement aux diatribes du Courrier de Lyon, contenues dans ses Nos des 8, 9, 10 et 11 juillet der; mais un bon citoyen, qui s’est caché sous le nom de Pierre, y a fait une réponse à laquelle nous n’aurions presque rien à ajouter : nous l’avons extraite du Journal du Commerce, et nous l’offrons à nos lecteurs.

Nous allons donner, suivant la promesse que nous avons faite dans le dernier Numéro, le préambule de la mercuriale. Il y a dans ce préambule le germe d’une grande amélioration pour la fabrique, nous en reportons notre hommage d’abord à M. Gasparin qui, sous l’habit de préfet, conserve le cœur d’un citoyen libre, et ensuite au conseil des prud’hommes qui a pensé que, pour arriver à un but, il fallait marcher. Nous pourrons, dans un autre Numéro, donner quelques réflexions sur ce préambule qui est ainsi conçu :

« Le conseil des prud’hommes, dans sa séance du 14 juin dernier, ayant mis en discussion le projet d’établir une mercuriale des prix des façons pour la fabrique de soierie, a considéré que les avantages généraux résultant de cette mesure seraient :

1° D’établir pour lui un tableau de renseignemens propre à baser ses jugemens, lorsque le défaut de convention entre les parties traduites à sa barre, l’oblige de fixer un salaire ;

2° De le mettre à même d’apprécier si le salaire alloué est proportionné au travail, et s’il n’y a pas lésion.

Car on ne saurait admettre un accord qui placerait l’ouvrier dans l’impossibilité de gagner sa vie, et ce doit être un devoir pour les prud’hommes d’empêcher que le besoin ne fasse accepter de l’ouvrage à un prix trop bas.

Le conseil fait observer toutefois qu’il ne faudrait cependant pas conclure de là, que les prix de la mercuriale seront obligatoires, car ces prix toujours accordés à l’instant de sa publication, peuvent varier chaque jour, soit en hausse soit en baisse, suivant les demandes ou la mévente des divers produits de nos fabriques.

Les prix donnés par la mercuriale ne seront d’ailleurs que des prix moyens, calculés sur ceux payés à l’instant où on l’établira, prix qui varient d’une fabrique à l’autre en raison des différences de matière et des consommations plus ou moins délicates.

Un troisième avantage de la mercuriale sera de bien préciser, chaque fois qu’on l’établira, la situation de la fabrique et celle d’une population ouvrière, à laquelle la France doit sa plus belle industrie. Il y aura prospérité quand les salaires seront élevés, et infortune quand ils seront trop bas. Lorsque ce dernier malheur arrivera, devenu plus palpable par le fait de la mercuriale, il excitera davantage la sympathie qui existe naturellement entre les fabricans et les chefs d’ateliers ; il poussera plus vivement à la recherche des moyens d’amélioration désirables, soit qu’il faille recourir à ces grandes mesures de douane ou de diminution de charges qui viennent du gouvernement, soit qu’il suffise de trouver dans la localité de l’industrie un remède prompt et sûr.

Le conseil des prud’hommes, ayant donc bien pesé toutes ces considérations, et résolu en faveur de la mercuriale toutes les objections qui ont été soulevées lors de leur discussion, a décidé qu’une mercuriale des prix de façons pour la fabrique de soierie, serait affichée avec le présent document, dans la salle du greffe du conseil.

Cette mercuriale sera renouvelée aussi souvent que les variations de prix le commanderont.

[3.1]Les prud’hommes dans les recherches qu’ils ont été obligés de faire pour s’assurer des prix des façons les plus généralement pratiqués par toutes les fabriques, se sont convaincus que chaque espèce d’étoffes, déjà si variées dans ses qualités, l’est peut-être encore davantage par la manière dont le fabricant la combine ; sans rien changer au compte de la chaîne ou au nombre de bouts de la trame, ils reconnaissent qu’il est presque impossible de déterminer d’une manière absolue des prix que tant de modifications doivent rendre relatifs ;

En un mot, la mercuriale pourra donner le prix de façon apparent d’une étoffe, mais jamais ne pourra déterminer le prix réel. »

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

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