L'Echo de la Fabrique : 22 juillet 1832 - Numéro 39

Sur la lettre de M. Pierre, insérée dans le journal du Commerce de Lyon du 18 juillet1.

Avec bien moins d?emphase, mais surtout plus de conscience que le Courrier de Lyon, le journal du Commerce s?occupe quelquefois des intérêts de la classe industrieuse dont nous sommes le principal organe ; loin de voir cela avec jalousie nous nous empresserons toujours de nous rendre propres les articles remarquables que ce journal peut contenir, relatifs à la noble cause que nous défendons.

M. Rivière avait posé dans le N° du journal du Commerce du 9 mai dernier une série de questions à laquelle M. Pierre (nous ignorons quel est l?homme estimable qui se cache sous ce pseudonyme) a répondu de la manière suivante :

« Question. Par l?établissement d?un tarif la fixation du prix des façons serait-elle juste et en harmonie avec nos lois ? La concurrence étrangère serait-elle facile ? et celle que se font les fabricans serait-elle aneantie ?

RÉponse : L?établissement d?un tarif est une chose juste, indispensable, à laquelle il faudra tôt ou tard revenir, la fixation du prix des façons est aussi juste, elle est aussi bien en harmonie avec nos lois que la taxe du pain et celle des fiacres ; la première sacrifie les intérêts des boulangers au bonheur du peuple, la seconde, établie pour satisfaire aux plaisirs des riches, froisse les intérêts des propriétaires de voitures.

Les boulangers, les entrepreneurs de voitures n?ont jamais prétendu que la Charte s?opposât à cette espèce de tarif ; et nos sages administrateurs se seraient bien gardés d?en poursuivre l?exécution si elle n?eût point été en harmonie avec nos lois. Si donc, le bien général veut [5.1]que les bénéfices de certains particuliers soient restreints pour profiter à la masse, le tarif atteindra le même but, produira les mêmes effets que la taxe du pain ; il garantira 50 mille individus de la cupidité de 400 ; sous ce rapport le gouvernement doit s?empresser de l?adopter.

Quest. La concurrence étrangère serait-elle facile ?

Rép. Nous avons prouvé dans le temps que la concurrence étrangère n?était qu?une fiction inventée, dans la plus grande prospérité de la fabrique, par MM. Les fabricans eux-mêmes pour augmenter leurs bénéfices. L?Angleterre, disaient-ils, s?empare de notre commerce ; un de nos plus habiles manufacturier a passé dans le camp ennemi, y a porté notre industrie ; nous ne pouvons soutenir la concurrence qu?en diminuant le prix des façons ; les crédules ouvriers acceptèrent cette diminution, il la subissaient au moment même où nos marchandises cessaient d?être prohibées dans la Grande-Bretagne, au moment où les négocians faisaient dans notre ville des achats de plusieurs millions.

Comme ce fait prouvait assez que la concurrence anglaise n?avait jamais existé, MM. les fabricans se créèrent celle de Zurich, chimère que nous ne voulons pas combattre. Nous dirons seulement que nous expédions des soieries à Naples, à Florence, à Turin, à Vienne, à Munich, à Berlin, à St-Pétersbourg, quoique dans chacune de ces villes il y ait des fabriques d?étoffes de soie ; que les cantons de Genève et de Neuchâtel expédient des montres dans tous les pays où l?on en fait ; et que les horlogers de ces cantons n?ont jamais craint la concurrence de Lyon, quoique nous ayons ici deux faiseurs de boîte.

Il n?est pas prouvé que les fabricans de bouchons de la Provence, du Languedoc, du Roussillon et de la Catalogne aient diminué le prix des façons en apprenant que quatre hommes en faisaient à Lyon, dans la rue du Plat.

Quest. Et celle que se font les fabricans serait-elle anéantie ?

Rép. Oui, par l?établissement d?un tarif, cette concurrence cesserait, car si tous les fabricans payaient le même prix de façons, certains nouveaux fabricans opposés au tarif ne pourraient plus offrir au commissionnaire la même étoffe à dix centimes de moins par aune, puisqu?ils ne pourraient plus faire supporter cette diminution à l?ouvrier, et la bonne fabrication aurait seule la préférence. MM. les nouveaux venus devraient alors rivaliser en bien avec les anciens. Ils seraient à cet égard comme le boulanger qui crée un fond ; il doit faire de plus beau pain que son voisin s?il veut s?achalander.

En résumé, sans tarif la fabrique ne peut subsister. L?égoïsme, la cupidité, l?amour de la dépense, étant innés chez la plupart des hommes, il n?est point étonnant que beaucoup de nos jeunes fabricans soient infatués de ces vices. Accoutumés à voir de près la misère, leur c?ur s?endurcit à cette vue, ils savent que ce qu?ils donnent à tel ouvrier ne peut le faire subsister, peu leur importe ! ils n?augmenteront pas son salaire ; mais ils diront partout qu?ils ont souscrit pour le concert donné au bénéfice des pauvres ouvriers.

Quest. Comment sans tarif vaincre l?égoïsme de certains fabricans ?

Rép. Le 22 novembre, il n?en était aucun qui n?eût offert la moitié de sa fortune pour sauver l?autre. Huit à dix maisons de commerce ont été à cette époque victimes de la fureur populaire, un plus grand nombre pouvait le devenir. La cause était commune. Qui les a [5.2]sauvées ? Les chefs d?ateliers qui sont venus faire la garde à leur porte. Quelle sera leur récompense ? diminution des prix de façons. Le danger passé, tout a été oublié, et, chose inconcevable que l?on aura peine à croire, aucune souscription n?a été ouverte en faveur des victimes du 22 novembre. Le commerce n?est pas venu au secours du commerce, les épargnés ont passé de sang-froid devant les maisons saccagées, devant l?habitation de leurs confrères que le désastre avait atteints ; ils ont marché sur les cendres fumantes et leur c?ur ne s?en est point ému, tandis que nous voyons journellement des associations d?ouvriers se former pour venir au secours de leurs confrères dans la détresse.

Après tant d?égoïsme de la part de certains fabricans, peut-on les croire capables de s?appitoyer sur le sort des malheureux qu?ils occupent ? non ; le remède aux maux qu?endurent les ouvriers, c?est un tarif. Espérons donc que le gouvernement, mieux informé, s?empressera de l?adopter, si toutefois les jugemens rendus par le nouveau tribunal des prud?hommes, en faveur des ouvriers tullistes, sont portés à sa connaissance. Ils parlent assez haut, et font voir où est la mauvaise foi. »

Agréez, etc.

Pierre.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique