L'Echo de la Fabrique : 5 août 1832 - Numéro 41

AU RÉDACTEUR.

Lyon, le 31 juillet 1832.

Monsieur,

J’ai lu dans vos derniers nos deux articles sur la liberté de la défense devant le conseil des prud’hommes ; dans l’intérêt même des ouvriers, j’ose compter sur votre impartialité, pour vouloir bien insérer dans votre prochain n° les réflexions suivantes, vous déclarant d’avance, qu’elles ne me sont point dictées par un esprit d’opposition contre votre journal, ni contre M. Charnier, que je n’ai pas l’honneur de connaître, et dont je respecte les intentions.

Agréez, monsieur, les salutations distinguées de votre dévoué serviteur.

D.....

Ancien membre du conseil.

Avant la création des conseils de prud’hommes, le nombre infini de causes portées aujourd’hui devant ce conseil étaient soumises aux tribunaux de commerce et aux juges de paix, qui ne pouvaient les juger sciemment, attendu qu’ils ne possédaient pas les connaissances spéciales, qu’il faut avoir sur ce genre d’affaires. Il fallait donc que les ouvriers, comme les fabricans, pour la moindre difficulté, aient recours à des gens d’affaires, pour plaider leurs causes devant des juges auxquels il fallait traduire la langue usitée dans nos fabriques et leur en expliquer les usages ; il s’en suivait beaucoup de dépenses, et une grande perte de temps ; le plus souvent, le malheureux ouvrier qui ne pouvait faire ces sacrifices abandonnait ses droits et renonçait à poursuivre la mauvaise foi de celui qui l’avait trompé.

Le législateur en créant les conseils de prud’hommes, a eu évidemment l’intention de détruire ces inconvéniens ruineux, surtout pour l’ouvrier, en faisant juger par leurs pairs, cette classe de plaideurs. Un nombre suffisant de fabricans et de chefs d’ateliers ont dû faire partie de ces conseils, afin que ce qui échapperait aux uns n’échappât pas aux autres, et enfin, pour que prompte justice soit rendue, dégagée de toutes les formalités qu’entraîne ordinairement la juridiction des autres tribunaux. Aussi, jusqu’à ce jour le conseil des prud’hommes de Lyon a-t-il rendu d’immenses services par ses nombreuses conciliations ; messieurs les membres du nouveau conseil peuvent à cet égard consulter leurs archives, et ils reconnaîtront, que si chaque cause avait été plaidée, il aurait fallu, que depuis sa création, le conseil des prud’hommes de Lyon eût siégé tous les jours depuis le matin jusqu’au soir, et encore qu’il ait été divisé comme la cour royale, en plusieurs sections, et il est permis de douter qu’il y ait pu suffire.

Il serait aussi ridicule d’affirmer que l’ancien conseil ne s’est jamais trompé, qu’il le serait de prétendre que le nouveau ne se trompera jamais ; mais ce que je crois, c’est qu’il se serait trompé bien plus souvent, s’il avait cherché des lumières ailleurs que dans son sein.

Le président du conseil, en refusant d’entendre le [3.1]sieur Tiphaine, n’a donc fait que se conformer au vœu de la loi ; il a rempli un devoir et rendu justice à messieurs les membres qui composaient l’audience ; car comment supposer qu’une réunion de vingt à trente hommes, pénétrés de leur mission et possédant des connaissances spéciales sur la matière qui leur était soumise, n’en sauraient pas autant à propos d’une convention, que le sieur Tiphaine ? et puis d’ailleurs, en ce cas comme en tout autre, si des conseillers prud’hommes, soit par faute de jugement, ou soit faute d’être assez éclairés, s’écartaient de la question, que ceux qui sont doués d’une meilleure judiciaire ou de plus d’instructions, s’instituent les défenseurs de tous ceux qui en ont besoin ; qu’ils emploient la force de leur raisonnement à convaincre ceux de leurs collègues qui sont dans l’erreur. Serait-ce donc inutilement que le nombre des juges de ce tribunal est porté si haut, tandis que le plus souvent un juge de paix est seul à son tribunal ? faudrait-il encore qu’outre le temps qu’il faut à un pareil nombre de juges pour résumer leurs opinions sur chaque affaire, on soit tenu de subir des plaidoieries sur les questions les plus simples ? Je n’ai pas l’honneur de connaître messieurs les membres du nouveau conseil ; mais je suppose que Me Sauset et Me Favre vinssent plaider devant eux et y déployer tout le prestige de leur éloquence : certainement M. Charnier et bien d’autres les comprendraient ; mais aussi combien y en aurait-il qui se trouveraient plus embarrassés que s’ils avaient entendu les parties elles-mêmes, et entendu nommer les choses par leurs noms ? car enfin, un fabricant ni un chef d’atelier ne sont pas tenus de connaître le digeste.

Au surplus, si le système qu’on voudrait faire prévaloir était adopté, ce ne serait pas des hommes comme ceux que je viens de citer, qui se présenteraient ; mais bien ceux dont bien souvent le principal talent est d’embrouiller les choses les plus simples, et qui sont connus sous la dénomination d’agens d’affaires litigieuses ; rarement ces messieurs remplissent leurs fonctions gratis.

Je le répète, tout homme timide ou qui ne sait se défendre lui-même, doit trouver son défenseur dans le conseil même : le premier devoir du prud’homme et le plus flatteur à remplir, est celui de prendre la défense du faible contre le fort, de déjouer la ruse, la mauvaise foi et l’astuce, de quelque part qu’elles viennent. S’il était nécessaire de chercher des défenseurs ailleurs que parmi les membres nombreux du conseil, qui sont choisis parmi l’élite de nos diverses fabriques, je plaindrais nos quatre-vingt mille ouvriers et tous les justiciables de ce conseil. Mais il n’en sera pas ainsi, messieurs les prud’hommes de Lyon forts de leur zèle et de leur équité, ne voudront jamais admettre un principe qui ne serait appuyé ni suivi par aucune autre ville du royaume, parce que partout les prud’hommes sont en même temps juges et défenseurs.

Note du Rédacteur. - Notre impartialité nous a fait un devoir d’insérer les observations de M. D...., mais nous sommes loin de les approuver ; nous allons les réfuter à l’instant.

Un principe oublié par cet ex-magistrat prédomine toute la discussion, c’est celui qu’il faut se conformer à la loi. Or, la loi veut que toute défense soit libre, et que chaque citoyen puisse se faire assister par qui bon lui semble. On ne trouve nulle part une restriction à ce principe qui est de droit naturel. Je me trompe, les tribunaux révolutionnaires se firent autoriser par un décret de la convention, à priver les accusés de l’assistance d’un défenseur. Tout patriote, disait un démocrate de ce temps-là, doit trouver un défenseur dans les membres du tribunal. [3.2]C’est là aussi le raisonnement de M. D.... ; nous sommes fâchés d’être obligés de faire ce rapprochement. Les prud’hommes sont les juges et non les défenseurs officieux de leurs justiciables. Si l’opinion de M. D... pouvait prévaloir, elle s’appliquerait à tous les tribunaux, et non aux prud’hommes seuls.

Quant à la crainte que manifeste cet ancien prud’homme, que le conseil soit envahi par des hommes du barreau, il se trompe, les causes seront trop minimes pour qu’un avocat devienne nécessaire. Le ministère des avoués qui est un véritable monopole, ne saurait non plus être accueilli par le conseil, ainsi que nous l’avons déjà établi. Ce n’est pas dans l’intérêt de cette classe priviligiée, que l’Echo a demandé la libre défense. C’est dans l’intérêt des ouvriers : il existe parmi eux des individus capables de défendre leurs camarades ; qu’on veuille bien nous croire là-dessus.

Si par hasard, au lieu de s’adresser à un collègue, un ouvrier s’adresse à un agent d’affaires, ce dernier sans doute, se fera payer : qu’y a-t-il là d’étonnant et qui puisse offusquer M. D..., est ce que par hasard MM. Sauzet et Favre qu’il cite, plaident gratis, et pourquoi M. D... voudrait-il que plus que les avocats que nous venons de nommer, ils soient susceptibles d’embrouiller une cause ? L’industrie des agens d’affaires n’a rien de déshonorant ; M. D... parle de ce qu’il ne connaît pas. Voilà ce que nous sommes obligés de lui répondre à cet égard.

 

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