L'Echo de la Fabrique : 19 août 1832 - Numéro 43

[3.2]Nous avons dit qu?un journal était une arène où toutes les opinions se donnaient rendez-vous, et c?est pour être conséquens avec ce principe que nous insérons la pièce suivante :

Depuis que les Voltaire, les Rousseau, les d?Alembert, les Diderot, etc., sont venus révéler au monde la monstrueuse organisation sociale du genre humain en général et de la France en particulier, tous les régénérateurs et philantropes ou soi-disant tels de ce peuple aussi essentiellement raisonneur et amateur de nouveauté, que spirituel et brave, se sont mis à l??uvre pour saper et renverser à l?envi nos vieilles institutions, et ils y ont si bien réussi que c?est à peine si l?on en retrouve encore ça et là quelques vestiges encore debout ; mais il paraît qu?en cela comme en beaucoup d?autres choses, il était plus facile d?abattre que de réédifier, car depuis quarante ans que nous sommes au milieu des débris et que l?on cherche à reconstruire sur d?autres bases, tous les moyens tentés jusqu?à ce jour pour améliorer le sort moral et physique des classes les plus pauvres et les plus nombreuses, semblent aboutir à un but directement opposé à celui qu?on se propose d?atteindre ; à chaque instant l?expérience vient douloureusement démontrer l?impuissance d?amélioration de toutes ces utopies que l?on nous présentait comme des panacées propres à guérir tous nos maux, et qui en définitive ne se sont trouvées que des poisons plus ou moins corrosifs, qui en élargissant la plaie menacent de la rendre incurable.

Serait-il donc vrai comme certains esprits chagrins le soutiennent, que l?ancien régime était le meilleur possible, que la société ne peut exister qu?à la condition que les dix-neuf vingtièmes de ses membres passeront leur vie dans les tourmens et les fatigues d?un travail écrasant, et dans la privation absolue de tout ce qui contribue à rendre l?existence supportable. Si une pareille assertion était vraie, il y aurait lieu pour nous à douter de la providence, et à retourner dans les forêts en laissant à nos seigneurs et maîtres le soin de se tirer d?affaire comme ils l?entendraient ; car de quel droit prétendraient-ils nous accabler sous le poids des charges de la société lorsqu?en même temps ils nous refuseraient la participation au moindre de ses avantages ?

Mais non, il vaut mieux croire, pour l?honneur de la civilisation qu?il existe des combinaisons d?ordre social plus équitables que toutes celles mises en usage jusqu?à ce jour, que si on ne les a pas encore trouvées, c?est que dans l?ordre intellectuel comme dans l?ordre physique, les découvertes et les améliorations ne sont que le résultat de longues recherches et de beaucoup de tâtonnemens ; que peut être aussi nous ne sommes pas dans la bonne route, et à cet égard je pense qu?une des causes qui a le plus contribué à fourvoyer nos faiseurs de constitutions et de chartes, c?est qu?ils ont voulu faire de la politique le fondement de leur édifice, tandis qu?elle devait en être le sommet. Lorsqu?il s?est agi de détruire, attaquer avec violence et tenacité les institutions gouvernementales qui faisaient obstacle, c?était là un bon moyen : mais si la révolution de 89 a été faite dans l?intention d?obtenir une répartition plus équitable des charges et des bénéfices de la société, le bons sens indiquait que dans cette répartition l?ordre matériel devait précéder l?ordre politique. Les premiers hommes qui se sont réunis en société ne l?ont pas fait dans le but de discuter la meilleure forme de gouvernement, mais bien dans celui de se procurer plus de facilité et de bien-être dans leurs moyens d?existence ; [4.1]les institutions politiques, le besoin d?instruction ne sont venus qu?après. Or, ce qu?à mon avis on devait faire, pour nous pauvre peuple, est précisément ce qu?on n?a pas fait, aussi voyez où nous en sommes ! plus malheureux, je le dis hardiment, que nous n?étions avant 89, car d?une part on n?a rien fait pour soulager notre misère, et de l?autre on nous en a rendu le sentiment mille fois plus poignant en détruisant sous je ne sais quel prétexte de dignité de l?homme tout ce qui jusqu?alors avait servi à nous en dissimuler l?amertume.

Il est temps qu?un pareil état de choses cesse, il est urgent de prendre une autre direction, il faut marcher dans la voie des améliorations matérielles, et c?est à nous prolétaires qui souffrons le plus de l?ordre existant, à proclamer nos besoins, à demander qu?on les diminue, en vertu du droit que nous avons de vivre. Il faut que nous marchions avec calme et modération dans cette voie (afin que l?on ne nous compare pas de nouveau à ces barbares venus du Nord et apportant avec eux, le pillage, la dévastation et l?incendie), mais aussi avec persévérance et fermeté. Et si quelques légers sacrifices nous sont imposés pour élever une tribune à nos réclamations, faisons-les avec courage, c?est de l?argent bien placé ; surtout sachons défendre nous-mêmes nos intérêts, et ne nous fions plus à ces intrigans ambitieux qui, sous le masque d?apôtres de l?humanité, ne cherchent qu?à nous faire servir d?instrumens à leur élévation, que l?on voit aujourd?hui à force de flatteries et de belles promesses, mendier notre secours pour renverser les obstacles qui s?opposent à la réussite de leurs projets ; mais que l?on verra après le succès uniquement occupés à rassembler nos bouts de chaînes brisées pour s?efforcer de les renouer plus fortement que jamais. Camarades, ne les écoutons plus, ils nous ont trop trompés, et s?il nous fallait des exemples, vous savez qu?il ne faudrait pas aller les chercher loin. Pénétrons-nous bien de cette vérité, que ce n?est pas dans la politique que nous devons chercher le remède à nos maux, que quand bien même on ferait une loi pour accorder à chaque Français le droit de régner un seul jour, nous aurions le temps de vivre et mourir mille fois avant que notre tour arrivât : comprenons que chaque bouleversement nous reporte cinquante ans en arrière, par le temps nécessaire à relever les ruines faites en un jour.

Que dès-lors ce que nous avons à faire, c?est de démontrer combien est absurde et injuste le partage des biens et des maux de la société telle qu?on nous l?a faite, c?est de faire comprendre à nos adversaires combien leur système à notre égard est cruel et dérisoire, combien sont odieux et ridicules les sophismes que leur inspire l?égoïsme, afin qu?en les faisant rougir, nous les forcions à faire d?eux-mêmes les réformes que réclame notre position. Voilà la tâche que nous devons nous imposer, elle est assez importante et assez difficile pour absorber toute notre activité et toute notre énergie : ainsi donc ne les dépensons pas à la poursuite de chimères qui ne peuvent avoir pour nous d?autre effet que de reculer le terme de nos efforts. Lorsque nous serons assurés que désormais notre travail suffira à notre existence, nous discuterons si la république nous convient mieux que la monarchie : mais jusques-là cette discussion n?est pas notre plus pressant intérêt?

bouvery.

 

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