L'Echo de la Fabrique : 12 août 1832 - Numéro 42

FUNÉRAILLES DU GÉRANT DE L?ÉCHO, 1

[3.1]Lundi 6 août, 5 h, du soir.

Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.

Pascal.

Six cents personnes ont suivi Antoine Vidal de l?hospice au temple2 de la religion réformée dans laquelle il est né et a vécu, et du temple au champ du reposi. Il y a long-temps que Lyon n?avait vu une cérémonie aussi imposante, en la considérant sous ses aspects divers, soit comme expression de la reconnaissance des ouvriers pour leur défenseur, soit comme acte d?adhésion aux doctrines que professe l?Echo, soit enfin comme hommage à la tolérance religieuse.

Le cercueil était porté par quatre tullistes, en mémoire de la profession du défunt. Arrivés au temple protestant qui n?a pu contenir qu?une partie de cette nombreuse suite, M. Buisson, pasteur, est monté en chaire et a improvisé un discours pathétique dont les passages suivans nous ont frappés par leur esprit philosophique :

« En présence de ce cercueil, a dit le sage ministre, je ne vois ni des protestans, ni des catholiques, je ne vois que des hommes, tous mortels, tous animés du désir pieux de rendre les derniers devoirs à un ami ; »

Et en finissant son discours prononcé sans emphase mais avec onction :

« Je ne prierai point pour le défunt, nous savons où il va : il va à son père, à notre père ; mais nous prierons l?Eternel d?accorder sa bénédiction à cette famille encore en pleurs, nous prierons l?Eternel qu?il daigne verser ses bénédictions sur toute l?assemblée. »

Les assistans étaient profondément attendris. Un parfum religieux embaumait cette réunion d?hommes pour la plupart peu dévotieux ; mais qui tous sentaient, en présence de ce tombeau, que le néant ne saurait satisfaire le c?ur humain, que l?homme est un être trop noble pour que rien de lui ne survive à la décomposition de son corps.

Le convoi a pris bientôt le chemin du cimetière. Aussitôt que le corps a été descendu dans la fosse, un cercle s?est formé, et M. Falconnet, prud?homme, l?un des rédacteurs de l? Echo de la Fabrique, et l?ami particulier du défunt, a prononcé d?une voix émue le discours suivant :

Messieurs,

C?est avec une extrême douleur, que |e viens remplir un triste devoir, en déposant sur la tombe de mon malheureux ami, les justes tributs d?éloges et de regrets, que je lui dois, et dont mon c?ur est vivement pénétré. Connaissant, par nos relations amicales, ses opinions et ses principes, je puis vous assurer qu?il n?a rédigé l? Echo de la Fabrique, que dans le but honorable, d?être utile, et d?améliorer le sort des classes laborieuses et industrieuses dont il s?honorait de faire partie.

Nous devons déplorer sa perte, et les souffrances dans lesquelles une maladie de langueur l?avait jeté depuis long-temps. Je dois dans cette circonstance, vous rappeler les tristes événemens de sa vie :

A peine en ménage, il fut forcé d?abandonner sa ville natale, par suite de son attachement au drapeau qui flotte aujourd?hui. Il vint se réfugier dans notre cité où il fut accueilli par les Lyonnais et ses corréligionnaires, comme un ami, comme un frère. Il eut la douleur de [3.2]perdre son père après une longue maladie, pendant laquelle il sacrifia pour le soulager tout ce qu?il possédait ; il se vit ainsi, avec sa famille, réduit à une vie de privations, qui altérant sa santé de jour en jour, a fini par nous le ravir si jeune? Ah ! il méritait un sort plus heureux, une vie plus longue, celui qui fut bon fils, bon père et bon époux. Vidal fit les délices de la société, notamment d?un cercle de jeunes littérateurs qui l?avait admis dans son sein. Nous avons de lui, un recueil de poésies justement estimées ; plusieurs de ses chansons peuvent compter au nombre de celles qui, par le patriotisme qu?elles respirent, auront toujours le mérite d?être entendues avec plaisir.

Elevé dans la religion réformée, il lui est resté fidèle ; mais il ne se départit jamais de ces principes de tolérance, de justice et de respect que tous les hommes raisonnables et religieux doivent avoir pour ceux qui ne suivent pas les mêmes rites. Philosophe tolérant, il pensa toujours que toutes les religions sont bonnes, parce que toutes commandent le bien, et rappellent aux hommes qu?ils sont tous frères, quelle que soit leur croyance, qu?ils sont égaux devant Dieu, et que les hommes ne s?élèvent point au-dessus des autres par leurs richesses, mais seulement par leurs bonnes actions. En honorant sa mémoire et sa sépulture, nous qui avons été élevés dans une autre religion que la sienne, nous rendons hommage à ce grand principe d?union et de tolérance qui est le symbole des hommes de nos jours.

Donnons un juste tribut d?éloge à l?homme de bien, qui pour nous eut un mérite spécial, celui d?être le défenseur de notre industrie, et consacrons ces principes d?égalité sociale dont il a été le constant apôtre.

Je n?en finirais, s?il fallait retracer tous ses talens et toutes ses vertus, je serais bien au-dessous de ma tâche. Je crois que nous ne pouvons mieux honorer sa mémoire, qu?en reportant l?estime que nous avons pour lui, à sa veuve et à ses enfans, dont l?un est encore à sa première année, et qui tous sont plongés dans une douleur d?autant plus grande que l?indigence l?accompagne ; tout l?espoir qui me reste, c?est que vous voudrez bien les soulager, afin de leur rendre la perte qu?ils viennent de faire, moins pénible et moins douloureuse.

Adieu Vidal,

Si la mort t?enlève à notre amour, tu vivras long-temps dans nos c?urs? Adieu.

M. Marius Chastaing, autre rédacteur de l? Echo de la Fabrique, a pris la parole en ces termes :

Messieurs,

Permettez-moi d?arrêter un instant vos regards sur cette tombe entr?ouverte ; sur cette terre à laquelle nous venons de confier les restes d?un ami. Cet usage a quelque chose de grave et de religieux, ces derniers adieux à l?homme qui n?est plus, renferment pour nous une haute leçon de morale. Ici meurent les passions, ici la haine s?oublie, ici règne l?égalité chrétienne, car le tombeau est une porte abaissée où l?on n?entre pas sans ôter le casque ou la couronneii. Contemplons sans effroi ce tombeau, monument placé sur les limites de deux mondes ; nous espérons avec Young, que si l?homme y plonge, c?est pour se relever immortel.

Dans la force de l?âge, Antoine Vidal vient de payer à la nature ce tribut que nous lui devons tous ; car l?homme tel qu?un flambeau qui se consume aussitôt qu?il est allumé entre dans la vie, ce fleuve où l?on ne jette point l?ancreiii 3, pour aller au devant de la mort.

Né dans les Cévennes, descendant de ces Camisards dont l?histoire garde le souvenir, les orages de 1815 amenèrent dans nos contrées l?ami que nous pleurons. Il était proscrit et obligé de fuir une patrie livrée aux fureurs de la guerre civile ; mais il trouva dans notre ville une seconde patrie, et les Lyonnais furent pour lui des concitoyens bienveillans. Philosophe pratique, Vidal dédaigna de courber le genou devant la grandeur ou la richesse ; aussi il a vécu, [4.1]il est mort pauvre, quoique ses talens, s?il eût voulu les mettre en domesticité, eussent pu l?appeler à une destinée plus honorable suivant le monde.

Les Muses furent sa consolation ; c?est à elles qu?il devra de ne pas mourir tout entier ; il laisse à ses enfans un noble héritage, des chants qui l?ont fait surnommer le Bérenger Lyonnais, et dont quelques-uns sont en effet dignes de l?illustre poète.

Il vivait paisiblement lorsque l?amitié vint le réclamer au nom de la cause populaire ; ouvrier et prolétaire, il accourut défendre la cause des ouvriers, des prolétaires. Vous savez, Messieurs, s?il défendit avec zèle et conscience vos intérêts dans cette feuille que vous avez jugez utile d?opposer à vos adversaires. Il ne craignit pas d?attaquer un député qui avait osé calomnier une population toute entière, et dans cette lutte courageuse, il le vainquit et le jeta par terre.

Peut-être est-ce à ces efforts assidus, à cette guerre journalière qui exalte et consume, à cet abandon aussi d?une retraite paisible, qu?il faut attribuer sa mort prématurée. Il n?a pas vécu un âge d?homme !

Si cela était, Messieurs, une femme et deux enfans en bas-âge dont l?un ignore encore le malheur qui frappe ses jeunes ans, seraient fondés à vous demander compte de l?existence d?un époux et d?un père.

Que cette pensée affligeante ne soit pas stérile.

Vidal laisse sa famille sans aucune ressource. Nous ne pouvons lui rendre ce qu?elle a perdu, mais si nous pouvions adoucir ses regrets, sécher quelques larmes ? Ah ! croyez-moi, une bonne action fait plaisir.

Sur cette tombe, devant ces mânes qui peut-être nous regardent, ouvrons une souscription à laquelle l?humanité seule présidera. Nous acquitterons faiblement la dette que nous avons contractée envers un nomme de bien mort au service de la noble cause du penle.

Adieu Vidal, Adieu. Repose en paix, que la terre te soit légère !

L?heure avancée a empêché M. Arlès-Dufour de prononcer le discours qu?il avait préparé, nous croyons cependant devoir l?offrir à nos lecteursiv :

Messieurs,

Je n?ai connu que trop peu l?homme auquel nous rendons les derniers devoirs ; mais je l?ai assez connu pour que mes regrets soient sincères.

Ce n?est que dans ses fonctions pour ainsi dire publiques que j?ai été à même de voir et d?apprécier Vidal.

Mais là j?ai trouvé vraiment un homme comprenant la noble mission que les fondateurs de l? Echo de la Fabrique lui avaient confiée.

Vidal voyait dans le journal des ouvriers, le premier de ce genre en France, un puissant moyen d?amélioration physique, intellectuelle et morale de cette classe dont il s?honorait de sortir.

Indépendant et fier par caractère, sa pensée repoussait le fiel et accueillait la conciliation.

Défendre avec vigueur le travailleur timide, flétrir l?avarice et le mauvais vouloir de quelques distributeurs de travail isolés sans en rendre solidaire la généralité qu?il honorait.

Rapprocher le pauvre et le riche, afin de les améliorer réciproquement.

[4.2]Associer les travailleurs en les éclairant et en les moralisant.

Tels étaient les principes que Vidal développait, et qui n?auraient pas manqué de donner à la feuille qu?il dirigeait un cachet de conscience et d?honnêteté qui eût fini par lui assurer une heureuse influence sur toutes les classes de ses concitoyens.

Dans le peu que j?ai vu de Vidal, j?ai reconnu un homme, et c?est pourquoi je donne des regrets à sa mémoire, Les hommes sont rares !

Aux portes du cimetière, quatre chefs d?atelier, MM. Labory, Berger, Drivon et Gourd ont rempli un devoir pieux en faisant une quête au profit de la famille du défunt.

Pour ne rien omettre de cette journée remarquable, nous ajouterons qu?un grand nombre des assistans se sont rendus chez le sieur Mercier à St-Just, où, après avoir pris les rafraîchissemens d?usage, une quête a été faite sur la proposition de MM. Carrier et Bouvery, en faveur d?un blessé de novembre.

Qu?on ne s?étonne ni d?une halte dans un cabaret, ni d?une quête faite sans ostentation au profit d?une famille éplorée et d?une victime de nos dissensions civiles, c?est ainsi que les prolétaires finissent leurs réunions, et ils sont loin d?en rougir.

Cette journée marquera dans les fastes de la cité ; le patriotisme lyonnais s?est montré dans tout son jour, et le convoi funéraire de Vidal est une leçon mémorable. Le peuple n?abandonne jamais ses défenseurs : il est fidèle à ceux qui lui sont fidèles. Sans fortune, sans dignité, presque inconnu dans le monde littéraire, Vidal a eu des funérailles qu?un homme riche, qu?un magistrat envieraient et n?obtiendraient pas.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Ces longs hommages à la figure de Vidal sont significatifs ; L?Echo de la fabrique avait ouvert une rubrique naturellement concernée par la biographie des hommes célèbres. Mais les journalistes insistaient aussi pour rendre un hommage similaire aux travailleurs et aux humbles. En avril 1833 le journal rendra compte de la mort de Prunot, chef d?atelier et un des fondateurs de L?Echo. A cette occasion Charnier insistera sur l?importance d?un tel hommage : « Pourquoi refuserions-nous à la cendre du prolétaire le tribut que l?orgueil apporte à celle de l?homme riche et puissant ? » (numéro du 28 avril 1833).
3 Jacques-Henri Bernardin de St-Pierre (1737-1814) auteur en particulier de Paul et Virginie (1788).

Notes de fin littérales:

i Cette éclatante manifestation des sentimens populaires est due au zèle de M. Labory, prud?homme, chef d?ateliers, actionnaire de l?Echo, l?un de ces hommes que les partisans de l?émancipation prolétaire présentent à leurs amis comme à leurs ennemis.
ii Chatéaubriand.
iii  Bernardin de St-Pierre.
iv Ce discours a été inséré le lendemain dans le Précurseur qui a eu l?obligeance de le faire précéder de cette note :

 

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