L'Echo de la Fabrique : 29 juillet 1832 - Numéro 40

LES MARCHANDS ET LES OUVRIERS EN 1759.12

C?est la liberté qui est ancienne et non le despotisme, a dit quelque part l?illustre fille de Neckeri3. Ce principe, vrai en politique, l?est aussi en économie sociale. La preuve nous en est offerte par le hasard, et nous nous empressons d?en édifier nos lecteurs.

Pour l?intelligence de ce qui va suivre il faut savoir qu?avant la révolution la fabrique lyonnaise était sous l?empire de 2 réglemens ; l?un du 1er octobre 1737, l?autre du 19 juin 1744, lesquels se partageaient ses destinées. Le premier, avait été obtenu par les ouvriers, le second, par les marchands, et à l?époque où nous reportons nos lecteurs, en 1759, on plaidait pour obtenir, les uns, l?annulation, les autres, la confirmation du réglement de 1744. C?est à cette occasion que les ouvriers publièrent un mémoire4 dont nous allons faire quelques extraits. A la vigueur du style, à la hardiesse des pensées on le dirait écrit par un homme de nos jours, sorti de l?école de St-Simonii.

[3.1]L?idée fondamentale de ce mémoire est celle-ci : Le chapelier vend les chapeaux qu?il a faits, le tisserand vend ses toiles, etc. C?est à l?ouvrier à vendre son ouvrage. L?ouvrier seul, c?est-à-dire le tisseur, est l?homme utile à une fabrique ; le marchand n?est qu?un ouvrier enrichi qui dédaigne ses confrères, un intrus ; il est à l?égard de l?ouvrier fabricant ce que le courtier est aujourd?hui à l?égard du marchand.

Laissons parler, en l?abrégeant, le rédacteur du mémoire.

« La vraie époque de la naissance de la fabrique de Lyon est la dernière de cette manufacture autrefois si célèbre dans la ville de Lucques. Bientôt l?ouvrier aisé a quitté la main-d??uvre, s?est fait marchand, est opulent ; il ne connaît plus l?ouvrier qui travaille, il le domine, il le méprise, il lui ravit le fruit de son travail. L?ouvrier maltraité, l?est par son semblable ; il ne peut voir tant d?injustices, il court où ses talens sont récompensés? Pendant l?évolution de six règnes consécutifs, les maîtres-ouvriers en étoffes d?or, d?argent et soie, vivent unis en forme de jurande. Sur quel fondement les marchands osent-ils avancer que la fabrique de Lyon n?avait point alors une forme régulière et stable ? Il est vrai qu?on ne connaissait point encore ces dés?uvrés par état qui se décorent aujourd?hui du titre de marchand. Le citoyen et l?étranger allaient porter à l?ouvrier même les fruits de son travail. Tout ouvrier était marchand et tout marchand était ouvrier. Est-ce donc le marchand qui forme une fabrique ? N?est-ce point à l?ouvrier qu?elle doit tout son éclat ? Le marchand sait compter, auner, faire des étiquettes, presque toujours il est oisif. L?artiste seul connaît les règles, il est adroit, laborieux ; la question n?est plus un problème, c?est le travail qui fait régner les arts. La manufacture de Lucques a été florissante lorsqu?elle n?a eu que les ouvriers. A-t-elle souffert ces simples marchands, c?est l?ivraie dans un champ ; le bon grain n?a plus de substance, il faut semer ailleursiii.

C?est vers les années 1700 et 1701 que remonte l?origine des marchands. A cette époque ils firent nombre, devinrent puissans et formèrent une classe séparée : depuis cette époque, la nouvelle classe ou plutôt la faction des marchands, n?a cessé de vexer le maître ouvrier. Ils ont commencé par le mépriser, ils ont voulu régner sur lui, et s?érigeant en arbitres de son salaire, ils l?ont fait contribuer à engraisser leur mollesse et fonder leur domination. Ils commencent par diminuer son salaire. Ils veulent l?empêcher de travailler pour son compte. Ils inventent une funeste machine appelée lustrage dont toute la propriété est d?étirer, allonger et énerver la soie ; leur cupidité les porte à charger les soies par toutes sortes d?ingrédiens pour en augmenter le poids. »

Nous passerons sous silence l?exposé des faits dans lequel l?auteur peint le désastre de la fabrique de Lyon à l?époque où le règlement de 1737 fut remplacé par celui de 1744, l?émigration de plus de 6,000 ouvriers, l?émeute et la sédition qui suivirent la promulgation de ce réglement ; nous passerons aussi sous silence la discussion lumineuse de ces deux réglemens, d?où ressort l?injustice du règlement de 1744, qui, entr?autres dispositions [3.2]bizarres, assujetissait le maître-ouvrier à payer de suite ses compagnons, et accordait au marchand un mois pour régler le compte du chef d?atelieriv, et nous terminerons par les citations suivantes :

 « Autrefois, sous les règnes de François Ier, Henri II, Charles X, Henri IV, Louis XIII et même Louis XIV, une parfaite égalité régnait entre tous les membres de la communauté ; on ne connaissait d?autres préférences que celles dues au talent et à la probité. On ne connaissait point la fatale distinction du marchand oisif et de l?ouvrier laborieux, tout artiste était marchand, et tout marchand était artiste. Les maîtres ouvriers n?étaient point comme de simples compagnons, obligés de toujours travailler pour le marchand, ils usaient de leur droit de maîtrise et vendaient aux citoyens l?ouvrage de leurs mains. De son côté, sans croire s?avilir, le marchand s?appliquait au métier? Uniquement livrés à l?étalage et au débit, les marchands ne tardèrent point à dédaigner le travail du métier, en oublièrent les règles et furent des êtres absolument inutile à la fabriques? Si l?on pouvait établir une distinction entre plusieurs membres d?une communauté, c?est sans contredit l?artiste instruit, laborieux et utile qu?on devrait préférer, et non le marchand oisif qui baille près du comptoir en attendant ses dupes ; un simple courtier peut suppléer à son défaut. »

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 La proto-industrialisation textile connaît en effet un important essor au XVIIIe siècle et des marchands-fabricants font travailler à domicile un grand nombre de paysans à bas prix. En 1732, les marchands de textile de Rouen font travailler 60 000 personnes dans les campagnes environnantes. Le phénomène existe partout ailleurs et en particulier dans la région lyonnaise (référence : J. Brasseul, Histoire des faits économiques, Paris, A. Colin, 1997, p. 264-265). Cependant la proto-industrie est aussi une affaire urbaine puisqu?au XVIIIe siècle Lyon emploie grâce à la soie, 30 000 personnes. Le clivage socioprofessionnel entre artisans et marchands  est typique du modèle de la fabrique lyonnaise. Au milieu du XVIIIe siècle presque tous les ouvriers travaillent pour des maîtres fabricants, entre 200 et 400, mi-manufacturiers, mi-négociants qui organisent la production. À l?intérieur de ce groupe une cinquantaine d?entre eux assurent à la fin du XVIIIe siècle la moitié de la production de la Grande Fabrique (référence : D. Woronoff, Histoire de l?industrie en France, Paris, Le Seuil, 1998, p.90-91).
3 Germaine de Staël (1766-1817), romancière et essayiste d?opinion libérale, fille de Jacques Necker (1732-1804), homme politique français ? en particulier ministre de Louis XVI -, banquier, d?origine genevoise.
4 Le mémoire mentionné ici est, Mémoire signifié pour les maîtres-ouvriers de la fabrique des étoffes d'or, d'argent et de soye, etc., contre les soi-disans maîtres gardes marchands de la même fabrique, signé Blanchard le jeune, procureur, Impr. de Grangé, rue de la Parcheminerie, 1759.

Notes de fin littérales:

i Mme Stael-Holstein, auteur de plusieurs ouvrages estimés : Lettres sur J. J. Rousseau, Corinne on l?Italie, Delphine, de l?Allemagne, etc.
ii Nous devons la découverte de ce mémoire à M. Charnier qui saisit toutes les occasions d?être utile à la classe qu?il représente, celui-là même qu?à l?époque de sa nomination le Courrier de Lyon traitait de tribun, croyant lui faire injure.
iii Le mémoire cite en exemple le commerce des futaines, coutils et toiles damassées, qui a cessé d?exister lorsque quelques futainiers ambitieux, lassés de manier la navette, ont passé au comptoir. Il ajoute, puisque les marchands vont paraître dans la manufacture des étoffes d?or, craignons de la voir réduite au même état.
iv C?est sur ce règlement que certains fabricans s?appuient pour prétendre que l?ouvrier est déchu du droit de réclamer après un mois, Nous prouverons en temps et lieu l?erreur dans laquelle ils sont tombés et voudraient entraîner avec eux le conseil des prud?hommes.

 

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