L'Echo de la Fabrique : 20 novembre 1831 - Numéro 4

A Monsieur le Rédacteur de l’Echo de la Fabrique

Monsieur,

L'apparition de votre excellent journal a déjà commencé le bien qu'il se propose de faire ; les ouvriers en soie en sentent toute l'importance, attendu qu'il peut les mettre à même de connaître et de juger les ennemis qu'ils ont à redouter (j'entends parler de ceux qui leur font subir cette longue agonie, après laquelle ils vont mourir aux quatre rangs, s'ils en ont encore la force). Si vous vous le jugez à propos, veuillez insérer la présente dans votre prochain Numéro.

Le 25 octobre, jour à jamais mémorable pour les ouvriers de notre grande cité, fut celui où ils surent, dans leurs pressans besoins, rallier leurs corps et leurs intérêts, et cette union qui fait la force arracha à l'aristocratie lyonnaise ce tarif tant redouté par MM. les négocians ; il semblait que ce jour était pour eux l'aurore d'une éternelle félicité ; qu'il allait réunir en un seul [4.1]corps tous les membres épars de cette grande famille, on l'espérait ainsi ; cette fraternité qui leur fit user de la victoire avec tant de modération, faisait espérer que cette dégoûtante misère qui, depuis long-temps, accompagnait l'ouvrier, serait bannie à jamais.

Mais malheureusement la faiblesse, les perfides insinuations et la crainte de manquer de pain ont ralenti cet élan et presque rompu le lien qui les unissait dans la grande journée ; déjà un grand nombre d'ouvriers, attérés par les menaces habituelles des négocians, ou traîtres à leurs intérêts, reçoivent de l'ouvrage à des prix inférieurs à ceux du tarif ; je peux citer des ouvriers qui, allant dans leurs magasins, reçurent des pièces sans difficulté, et, contre l'ordinaire, elles leur furent délivrées avec bonté et affabilité ; mais se souvenant que depuis le jour du triomphe il existait un tarif, ils osèrent, d'un air humilié, demander s'ils seraient payés d'après la taxe ; alors ces figures où se peignait l'aménité se changèrent tout-à-coup ; l'œil couroucé, et après avoir articulé quelques monosyllabes inintelligibles, les négocians répondirent froidement : Le tarif n'est pas pour les honnêtes gens, il n'est que pour la canaille ; si vous voulez de l'ouvrage, n’en parlez pas. D'autres ouvriers, désertant la cause commune, vont dire confidentiellement à leurs négocians : Si vous voulez me donner de l'ouvrage, nous ne parlerons pas du tarif ; j’ai bien vécu jusqu'à présent, je vivrai bien encore ; en un mot, les gaucheries les plus absurdes se font entendre dans les cages des magasins.

On se demandera : Quelle est donc la cause d'une dégradation si avilissante ; et pourquoi cette classe d'hommes, si utile à la société, a-t-elle perdu l'attitude qui caractérise l'homme de cœur ; la raison en est toute simple ; depuis de nombreuses années, cette partie industrielle de notre population, accablée sous le poids de l'horrible misère, ne mangeant du pain que pendant les deux tiers de sa vie, écrasée par de cuisans chagrins à la vue de ses enfans tourmentés par la faim, et quelquefois par l'aspect d'une épouse au lit de mort, que les travaux pénibles et les longues veilles ont forcée à succomber ; d'autres non moins malheureux, mais paraissant moins à plaindre, ont eu constamment de l'ouvrage, mais à des prix si modiques que, pour parer à cette insuffisance, sur vingt-quatre heures que dure le jour, ils en livrent à peine quatre au repos. J'ajouterai, aux vexations sans nombre auxquelles ils sont en butte de la part d'un grand nombre de négocians, celles de pres­que tous les commis de magasin, qui ne rougissent pas d'insulter à la misère d'un malheureux père de famille qui, d'une main tremblante, ouvre la porte volente d'un magasin, entre au parloir ; là, attend quelquefois quatre heures, pendant que MM. les commis fredonnent des airs d'opéras d'une banque à l'autre, sans faire aucune interpellation au malheureux patient, qui n'a pas même laissé échapper un soupir. Enfin, le chef paraît, la grille se lève : Que voulez-vous ? de l’ouvrage ? il n'y en a pas pour le moment, et la grille retombe… L'affligé, toujours chapeau bas, fait lentement un demi-tour, et dès qu'il a franchi le seuil de cet obscur tribunal, il donne un libre cours aux larmes qu'il ne pouvait plus contenir. Je ne finirais pas s'il fallait énumérer toutes les turpitudes de ces messieurs, qui ne voient dans les ouvriers que des êtres bien inférieurs à eux, des esclaves qui ne doivent être soumis qu'à leurs caprices, ou des valets qui reçoivent assez d'honneur en leur servant de marche-pied pour monter à la fortune. (Naguère, un négociant étant de piquet à l'Hôtel-de-Ville, dit : Il est horrible de voir des valets se révolter contre leurs maîtres.)

Toutes ces causes ne peuvent qu'affaiblir le physique [4.2]et le moral de l'ouvrier, faiblesse qui le place au-dessous de lui-même, et le rend insensible au point d'honneur et aux souffrances ; mais le temps n'est peut-être pas bien éloigné où il faudra que le riche convienne que le pauvre est composé d'une essence aussi pure que la sienne, que tous les hommes sont des hommes, et que les lois divines et humaines ne se violent pas impunément. Le temps est proche où le négociant et l'ouvrier sauront qu'il existe un pacte qui les unit étroitement, qu'ils ne peuvent se passer l'un de l'autre ; ils sauront enfin que si le négociant est utile à l'existence de l'ouvrier, celui-ci est nécessaire à la fortune de l'autre ; et de là s'en suivra les considérations et les ménagemens que les hommes se doivent réciproquement.

Mais, pour arriver à cet heureux temps, il faut que les ouvriers abjurent toutes leurs craintes et leurs faiblesses, qu'ils s'unissent de bonne foi, quoique le Précurseur ait embouché la trompette d'alarme, qu'il ait prédit des malheurs semblables à ceux dont nous menace saint Jean dans son Apocalypse, si l'on persiste à exiger le maintien du tarif ; qu'il ne s'en étonne pas, l'association sera générale, et surtout elle veillera à ce qu'aucun de ses membres ne viole la foi jurée par rapport aux prix des façons.

Vous avez promis, Monsieur le Rédacteur, d'être impartial et véridique ; le public attend de vous que vous ne craindrez pas de mettre au grand jour les sottises de nos oppresseurs, surtout en désignant personnellement les hommes dont les actes seront répréhensibles, afin que chacun fuie la porte marquée du sceau de l'ignominie, et la reconnaissance des Lyonnais récompensera votre philantropie.

Recevez, etc.

J. J.

 

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