L'Echo de la Fabrique : 30 septembre 1832 - Numéro 49

DU CONSEIL DES PRUD?HOMMES.1

Nous avons attendu long-temps avant que de nous rendre l?interprète des plaintes que les chefs d?ateliers font entendre de toute part. Il faut le dire aussi, des relations d?amitié, et ce qu?on appelle vulgairement bon voisinage, nous retenaient. Cependant, nous serions coupables envers nos commettans, envers nos amis eux-mêmes, si nous gardions plus long-temps un silence que déjà l?on nous reproche. Le blâme ne peut plus expirer sur nos lèvres, le cri de notre conscience ne saurait être refoulé plus long-temps ; d?ailleurs il a fait explosion ; nous allons donc commencer une nouvelle carrière, pénible pour nous à fournir, mais dans laquelle nous avancerons d?un pas ferme quoique mesuré2.

Le conseil des prud?hommes, disent les ouvriers en soie avec une énergie croissant chaque jour, ne remplit pas sa mission. Nous n?accusons pas les intentions, ajoutent ces hommes estimables, mais à quoi servent-elles ? Nous avons cru nommer les plus capables et les plus zélés : s?endorment-ils sur la modeste chaise de leur tribunal comme tant d?autres sur des siéges plus élevés et [1.2]plus moëlleux, ou comme les académiciens dans leur fauteuil ? Est-ce que les dignités auraient déjà fait sur eux un tel effet ? le pouvoir serait-il donc tellement contagieux qu?il suffise d?y arriver pour cesser de le mériter ; et les hommes caustiques n?épargnent pas les lazzis.

Tous les jours nous entendons ces reproches formulés de mille manières ; il faut bien que ceux que cela regarde directement en soient instruits ; ce serait leur rendre un mauvais service que de leur cacher plus longtemps la vérité ; osons la dire.

Qu?ont fait les prud?hommes depuis leur installation ? quelle jurisprudence ont-ils adopté ? quelle question importante ont-ils résolue ? quelle amélioration réelle ont-ils apporté à la condition de leurs camarades, naguère compagnons d?infortune ? ont-ils même obtenu la liberté de la défense que cinq mille trente chefs d?ateliers ont réclamé par une pétition déposée en nos bureaux ? la liberté de la défense qui est un droit sacré admis devant tous les tribunaux, et dont le refus par le conseil des prud?hommes ne pouvait pas être compris par les organes indépendans de la presse ; question vitale qui a pour elle la sanction unanime de la presse et l?appui du barreau ; et cependant ne savent-ils pas combien dans les circonstances actuelles ce droit serait utile ; ne connaissent-ils pas les secrets motifs des prud?hommes-négocians pour s?opposer à cette mesure ? ne savent-ils pas que ce droit admis amènerait immédiatement la nécessité d?une jurisprudence fixe, et porterait le flambeau d?une discussion sérieuse sur ces transactions immorales que les marchands-fabricans décorent du nom pompeux de conventions ? ne savent-ils pas que si les ouvriers insistent sur ce droit, c?est dans leur intérêt et non dans celui de la gent judiciaire, sous quelque nom qu?il plût à ses membres de se présenter, soit comme agens d?affaires, soit comme avoués ?

Il faut en convenir, la classe des ouvriers est plus malheureuse depuis l?installation du conseil actuel des prud?hommes qu?auparavant, et avec moins d?espoir de rompre ce réseau de misère qui l?entoure. Il semble qu?on a conservé contr?elle, dans certain lieu, rancune de son triomphe futile. Nous ne pouvons pas dire tout ce dont on nous charge ; on nous accuserait de pousser à la haine, d?attiser les brandons de la discorde entre les prud?hommes-négocians et les prud?hommes chefs d?ateliers, entre la classe des marchands et celle des ouvriers. [2.1]Nous aurions bien pour nous la conscience d?avoir fait notre devoir ; nous pourrions bien dire avec vérité que cette accusation serait aussi peu juste que si l?on accusait la sentinelle qui crie qui vive, de troubler l?harmonie de deux armées ennemies lorsqu?elles viennent de signer la paix. Mais que nous servirait peut-être d?avoir raison ? Nous espérons que de part et d?autre on appréciera notre modération, notre silence. Notre voix plus libre serait, nous le croyons, plus utile même à nos adversaires ; mais Cassandre eut beau prévoir les maux de Troie, et en avertir Priam, elle ne fut pas écoutée, parce qu?il fallait que les destins d?Illion s?accomplissent.

Avant d?aller plus loin, nous croyons devoir rechercher les causes de la nullité de l?intervention des prud?hommes chefs d?ateliers dans le conseil actueli ailleurs que dans leurs intentions que personne ne met en doute, ailleurs que dans leur capacité que nous nous plaisons à reconnaître.

Ce sera le sujet d?un prochain article. Nous avons besoin de nous recueillir, la question est grave.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 A plusieurs reprises les prud?hommes chefs d?ateliers seront pris à parti par les journalistes qui ici se feront l?écho des nombreuses plaintes des canuts. Il leur sera reproché, par ambition, vénalité ou faiblesse, de trahir leur fonction. Au premier plan on les critiquera pour leur manque de fermeté sur les chapitres essentiels de la libre défense et de la jurisprudence fixe. Mais d?autres épisodes seront importants : ainsi, en juillet 1833 lorsque sera imposée la réorganisation autoritaire du conseil des prud?hommes le journaliste de L?Echo de la Fabrique notera significativement « nous ne concevons pas la complaisance des prud?hommes chefs d?atelier » (numéro du 28 juillet 1833) ; alors qu?au tournant de l?année 1833-1834, au moment de la réélection aux prud?hommes L?Echo de la Fabrique et L?Echo des travailleurs dénonceront longuement la tentative faite par le préfet Gasparin de maintenir Labory - considéré par les ouvriers comme vendu aux autorités - parmi les prud?hommes canuts.

Notes de fin littérales:

i On ne pouvait pas dire que les chefs d?ateliers fussent représentés dans l?ancien conseil, puisqu?ils n?étaient pas élus directement par leurs confrères.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique