L'Echo de la Fabrique : 28 octobre 1832 - Numéro 53

Le Vieillard et la Police correctionnelle.1

Quel âge avez-vous ? demande M. le président à un vieillard décrépit qui paraît sur les bancs de la police correctionnelle, comme prévenu de mendicité. – Je suis de l’an 1749, répond le vieillard.

D. De quel pays êtes-vous ? – R. Je suis né natif d’Orléans.

D. Pourquoi avez-vous quitté Orléans ? – R. Oh ! vous n’étiez pas encore au monde à cette époque, Monsieur le juge : j’avais vingt mois quand je suis venu à Paris ; feue ma pauvre mère qui est morte il y a bientôt 60 ans, devant Dieu soit son ame, me disait souvent quand je lui demandais où était mon père, qu’elle l’avait quitté parce qu’il était méchant et qu’il la battait.

D. Avez-vous des moyens d’existence ? quel est votre état ?

R. J’en ai tant fait de ces états, que je ne sais plus lequel vous dire, M. le juge. J’ai passé par bien des tribulations depuis que j’étais soldat de S. M. Louis xv, aujourd’hui je ne sais pas lequel faire.

D. Vous avez été trouvé mendiant dans les rues ; vous arrêtiez les passans ? – Quand on a ses quatre-vingts ans bien sonnés, on ne peut pas faire grand’chose ; c’est tout ce que je peux faire avec l’assistance du bon Dieu.

D. Ainsi vous convenez que vous n’avez ni domicile ni moyens d’existence ? – R. Mon bon Monsieur, c’est ce que je demande tous les jours.

D. Vous n’avez aucun parent qui puisse vous réclamer et se charger de votre entretien ? – R. De ma famille c’est tout ce qu’il en reste ; peut-être que si le roi le savait, il…

Le Tribunal a déclaré Blois coupable de mendicité, et l’a condamné à six jours d’emprisonnement, et a ordonné en outre, qu’à l’expiration de sa peine, il serait conduit au dépôt de mendicité pour y être entretenu aux frais de l’état.

Le Vieillard, en faisant de grandes salutations : Je vous remercie, mes bons messieurs les juges, Dieu vous le rende.

Voila l’interrogatoire d’un prolétaire, d’un vieux soldat. Nous le transcrivons dans toute sa simplicité. Eh ! quel commentaire pourrait n’être pas inutile après [6.1]lecture de ce morceau sublime par sa naïveté ; il n’existe pas un tribunal de police correctionnelle en France, devant lequel une scène semblable n’ait lieu plus ou moins souvent. Les journaux ont répété froidement, et comme une bluette comique, cet interrogatoire d’un vieillard mendiant. Croient-ils que de sévères réflexions n’auraient pas valu le meilleur article pour ou contre un ministère qui tombera le jour où la France, s’inquiétant peu des camarilla et des intrigues de cour, aura dit je le veux !

En vain nous accusera-t-on d’exciter l’envie et la haine de la classe pauvre contre les riches, nous n’abandonnerons jamais la mission sacrée pour laquelle l’Echo nous a été confié. Nous avons déja fait voir, dans Demangeot,i le prolétaire cherchant dans la mort un refuge contre la faim. Cet article, conçu sur un plan nouveau, sortant de l’ornière des diatribes habituelles de la presse, fit sensation. Il troubla la conscience de plus d’un mauvais riche ! il en éveilla plus d’un en sursaut ! et l’insomnie est cruelle aux égoïstes. Cet article mérita la colère du Courrier de Lyon, mais on se remit bientôt d’une terreur vaine ; et Vichardii ; vainqueur de la Bastille, soldat des grands jours, ne trouvant que dans la mendicité de quoi subvenir à ses besoins, n’excita plus qu’un sourire dédaigneux. Puisse le malheureux Blois, que nous présentons aujourd’hui aux lecteurs, intéresser plus efficacement en faveur de ses nombreux compagnons d’infortune, et leur éviter désormais la honte de s’asseoir sur le banc réservé aux coupables. Que la pauvreté ne soit donc plus un crime ! que cet ordre de choses change ; il le faut. Oui, prolétaires, ayez confiance ! votre cause est sainte ! Le vieux monde croulera aux acclamations de tous les hommes qui portent un cœur sensible. Le prolétariat doit finir comme ont fini la féodalité et l’esclavage. Un régime de liberté et d’égalité règnera sur la société régénérée. Alors Demangeot vivra, Vichard aura reçu la récompense de son patriotisme. Blois ni aucun autre vieillard ne viendront s’asseoir sur les bancs d’un tribunal, pour implorer en faveur de leur misère. Quoi ! la prison ! et ensuite une autre prison décorée du nom de dépôt de mendicité… Les défenseurs de l’état seront récompensés, les vieillards auront un asile honorable…, et jusqu’à ce que cet ordre nouveau soit produit, l’on ne crierait pas anathème contre la société, l’on s’étonnerait de la sympathie populaire pour tout ce qui n’est pas l’ordre actuel !

Marius Ch…..g.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

Notes de fin littérales:

i V. l’EchoL’Echo de la Fabrique n° 16.
ii Idem n° 21.

 

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