L'Echo de la Fabrique : 4 novembre 1832 - Numéro 54

 SUR LA PÉTITION1

De quelques propriétaires contre les ouvriers de Lyon.

Nous vîmes cette pétition dimanche dernier sur le Précurseur, mais nous y fimes peu d?attention. Le lendemain l?ayant encore vue dans le Courrier de Lyon, nous conçûmes quelques doutes sur son innocuité, et bientôt nos doutes furent levés en lisant quelques lignes plus haut une note ironique et ensuite la pétition elle-même. Le Précurseur avait été victime d?un guet-à-pens et le Courrier s?en applaudissait, ainsi qu?on rapporte que satan s?applaudit du mal qui arrive aux hommes.

Nous nous empressons de prémunir tous les propriétaires sages et honnêtes contre cette pétition incendiaire. Nous appelons aussi sur elle l?attention des ouvriers, afin qu?ils sachent ce qui se machine contre eux et puissent faire entendre leur voix lorsque le débat sera ouvert.

Le but de cette pétition est de demander un changement 1° dans la répartition de l?impôt des portes et fenêtres ; 2° dans la procédure au recouvrement de loyers et expulsion de lieu.

La première partie n?a été mise en avant que pour servir de passeport à la seconde, ou peut-être parce que les propriétaires se sont apperçus que cet impôt [1.2]vexatoire i était presque toujours à leur charge quoique mis par la loi à celle des locataires.

Le rédacteur de la pétition se hate d?arriver au second point, le seul qu?il avait en vue, et voici comment il débute :

« On s?est plaint vivement de la lenteur et de la cherté des poursuites, double abus qui les rend inefficaces. Mais nulle ville peut-être n?en a souffert plus que Lyon. Les maisons occupées par les ouvriers y sont divisées en plusieurs petits appartemens loués à des prix modiques, et garnis par le mince mobilier du locataire. Le terme expiré, celui-ci refuse-t-il de payer ? Il faut l?y contraindre par les voies ordinaires, c?est-à-dire perdre un délai de six semaines ou deux mois, dépenser cent quatre-vingts à deux cents francs pour un loyer qui, la plupart du temps, est d?une bien moindre valeur. Les meubles vendus, dont le locataire fait d?avance disparaître la meilleure partie, couvrent à peine le quart des frais, en sorte que le propriétaire est frustré de sa créance, et donne encore au gens de justice deux fois plus qu?elle ne vaut. Aussi, recule-t-il presque toujours devant cette série de sacrifices qui l?auraient bientôt ruiné. Ne pouvant obtenir le paiement qu?il réclame, il demande au locataire de lui rendre son appartement ; mais, fort des vices de la loi, le locataire exige une quittance définitive, quelquefois une indemnité de déplacement. Il en est qui s?obstinent à conserver les lieux loués, et se moquent par d?ironiques promesses de l?impuissance du propriétaire : ou, s?ils lui cèdent, c?est pour profiter ailleurs de l?impunité dont la loi couvre la violation du contrat de bail.

Non seulement ces faits menacent les propriétaires d?un désastre prochain, mais ils corrompent les m?urs publiques, en accoutumant une classe jusqu?ici laborieuse et honnete, à se jouer de sa parole et à dissiper en folles dépenses le prix d?un loyer qui ne lui appartient point. La pratique du mal est contagieuse. S?il est permis de ne point payer de loyer, pourquoi acquitterait-on davantage les autres dettes ? Il est bien plus commode d?employer son salaire en parures et en plaisirs ; et puis, le travail n?est plus indispensable, on peut donc en secouer le fardeau. Peu à peu, des habitudes de mauvaise foi et d?oisiveté remplacent le respect des engagemens et l?activité, et ces habitudes n?enfantent que le désordre et la misère. De tels malheurs eussent été prévenus par une législation plus ferme qui, en permettant au propriétaire d?obtenir ce qui lui est dû, eût forcé le locataire à ne point oublier ses devoirs. »

Il faut s?arrêter un instant après cette longue diatribe contre la classe ouvrière.

Tant de fiel entre-t-il dans l?ame d?un banquier ? Sans doute il faut que le loyer soit payé comme toute autre dette, en vérité, si les pétitionnaires s?étaient bornés à demander un changement dans la procédure, nous aurions été de leur avis, mais pourquoi ces déclamations furibondes. Si trop souvent le loyer n?est [2.1]pas payé, on en trouve sans chercher bien loin, deux causes, 1° la cherté des locations ; 2° la misère du peuple.

La cherté des loyers ; personne ne niera que les propriétaires pour augmenter leur fortune ont établi les prix de loyer de leurs maisons sur un taux exagéré. Tant pis pour eux si ce taux exagéré est devenu factice, le mal porte ordinairement en lui-même son remède : propriétaires commencez par réduire vos prix exhorbitans, vous pourrez alors choisir vos locataires et vous serez plus sûrs du recouvrement. L?humanité vous en faisait un devoir, votre intérêt va vous en faire une nécessité ; louez à tel prix que bon vous semblera ces maisons de campagne où la richesse insulte la nature elle-même en contemplant oisivement le laborieux agriculteur. Louez encore à haut prix ces magasins où le luxe s?étale avec complaisance ; mais ne loue qu?à un prix juste et raisonnable, la boutique de l?honnête industriel, l?appartement du chef d?atelier dont l?existence est précaire, la mansarde du prolétaire dont la vie est déjà déplorable. C?est dans le taux trop élevé des locations que se trouve le mal2, l?un des plus grands qui rongent la société. Aveugle qui ne le voit pas ! Une loi de 1807 a bien pu fixer l?intérêt auquel le capitaliste devait prêter son argent au commerçant, au simple particulier, et une loi ne pourrait pas fixer le taux des loyers, et pourquoi pas ? Le logement, si je puis m?exprimer ainsi, est une denrée de première nécessité, il en faut à tout prix, et dès lors la loi doit intervenir comme elle intervient dans les espèces semblables et peut-être avec plus de raison ii. Les prolétaires attendent cette loi, et la pétition à laquelle nous répondrons, en appelant l?attention du législateur sur cette question d?économie sociale, hâtera peut-être cette loi bienfaisante, ainsi le mal qu?a voulu vous faire la classe propriétaire tournera à votre avantage, malheureux prolétaires !

Le second motif de la difficulté du recouvrement des loyers est la misère. Ai-je besoin d?insister là-dessus. La crise commerciale qui depuis trois années a diminué la prospérité de la France, a vivement froissé notre cité qui doit sa richesse à ses manufactures. La classe ouvrière n?a lutté contre le besoin qu?a force de travail, etc. » Voila ce que les auteurs eux-mêmes, de la pétition, ont dit en commençant, mais ils se sont lassés bientôt de ce langage juste et modéré, et pour satisfaire leur haine aristocrate ils ont cessé d?être vrais, ils ont abordé le champ de l?injure. Le prix d?un loyer qui ne lui appartient pas, disent-ils, en parlant de la classe ouvrière, est dissipé en folles dépenses, en parures, en plaisirs, et cette classe, jusqu?ici laborieuse et honnête ; apprend à se jouer de sa parole jusqu?ici. Pesez bien ce mot, lecteurs, c?est le pendant d?inhabiles et tracassiers iii. On comprend de quelle officine, de quel cloaque sort cette pétition, nous savons maintenant d?où est venu le commissionnaire furtif qui l?a jetée dans la boîte du Précurseur ou déposée dans ses bureaux. Ah ! laissez, hommes riches, le pauvre se débattre contre la misère qui l?accable, cessez d?insulter à cette misère. Le prix de ce loyer qui vous est dû, on le sait, n?a point été dépensé follement en parures, en plaisirs, mais il a été porté au boulanger dont la dette est encore plus sacrée [2.2]que celle du propriétaire, non aux yeux de la loi iv 3 mais à ceux de l?humanité ; il a servi à payer le nourrissage de l?enfant que la femme de l?ouvrier ne peut sans ruine allaiter elle-même. Et que dites vous de ce locataire qui a soustrait la meilleure partie de ses meubles. Ah j?oubliais ! la loi vous accorde un privilége sur tout ce qui garnit les appartemens que vous louez ; le locataire ne doit emporter qu?un lit bien chétif encore ; c?est assez pour lui, n?est-ce pas ? Vous qui avez des lits de repos dans vos salons et des lits somptueux dans vos alcôves dorées. Le monstre ! il aura emporté la table sur laquelle il mange ; est-ce qu?il ne pourrait pas manger parterre ? les chiens le font bien. Il aura aussi emporté le métier unique sur lequel il travaille, il a eu hardièsse de vouloir être chef lui-même, qu?il en soit puni ! qu?il retourne à l?atelier d?un maître plus heureux ! car enfin, vous m?avouerez bien, Messieurs, qu?un mobilier considérable ne s?enlève pas ; mais j?entends : quelque peu considérable, de quelque peu de valeur que soit le mobilier de votre locataire vous voulez le faire vendre sur place pour l?exemple, et cette jouissance vous est refusée ? Oh ! c?est dommage.

Mais tous les propriétaires, me dira-t-on, ne sont pas dans la classe opulente de la société, il en est qui ont besoin de leurs revenus pour vivre, j?admets : je connaissais cette objection, et j?y réponds : Le propriétaire qui n?a que de modiques revenus ne peut pas et ne doit pas surtout se dispenser de travailler. L?oisiveté ne saurait être l?état normal de l?homme. C?est déjà bien assez qu?on la souffre. Le législateur doit s?attacher à faire disparaître les inégalités, les aspérités et non pas à les éteindre. Le plus mince propriétaire est encore plus heureux que le prolétaire, il a un logement assuré.

Voyons maintenant de quelle manière les pétitionnaires prétendent pouvoir remédier à cet état de choses, ils indiquent deux moyens, 1° changer le tribunal qui connaît des poursuites en paiemens de loyers et expulsion ; 2° simplifier les formalités exigées par la loi.

Nous examinerons dans le prochain numéro ces deux moyens, nous en démontrerons facilement l?injustice et le ridicule surtout à l?égard du second ; mais, il était urgent d?appeler l?attention publique et de la prémunir contre cette pétition scandaleuse de la gent propriétaire, contre la gent prolétaire.

(La suite au prochain numéro.)

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing d?après la Table de L?Écho de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Les ouvriers louent en effet à prix élevés des taudis ou des caves, où règnent l?humidité, l?obscurité et la saleté. À Lyon, c?est, bien entendu, le quartier de la Croix-Rousse qui est le plus connu et le centre-ville est décrit par Yves Lequin comme « un cloaque, surpeuplé, insalubre, voir mal famé », voir Y. Lequin, « Les débats et les tensions de la société industrielle », in P. Léon (éd.), Histoire économique et sociale du monde, Paris, A. Colin, 1978, tome 4, p. 356-361.
3 A.-F. Carrion de Nisas (1794-1867), libéral sous la Restauration, fut l?auteur en 1825 de Principes de l?économie politique. Candidat du Mouvement sous la monarchie de Juillet, il sera élu finalement dans l?Hérault en 1848.

Notes de fin littérales:

i L?EchoL?Echo de la Fabrique a traité la question de l?impôt des portes et fenêtres dans son numéro 29.
ii On pourrait prendre pour base l?étendue des lieux loués. Celle loi serait plus juste que celle précitée de 1807 qui n?a été conçue que dans un intérêt d?aristocratie ainsi que nous l?établirons dans un article prochain.
iii Voyez l?EchoL?Echo de la Fabrique n.° 51 du Courrier de LyonCourrier de Lyon incorrigible.
iv Partout, dans nos lois, le pauvre est sacrifié au riche, l?industrie à la propriété. On voit bien que nos codes ont été faits par des propriétaires, et qu?aucun prolétaire ne fut admis à leur rédaction. Les auteurs du code civil ne s?en sont même pas cachés. Carrion NisasCarrion Nisas disait au tribunal : Le riche est cet arbre chargé de fruits qu?il fait remparer d?une triple haie. L?industrie est au pouvoir, elle saura faire sa part ; qu?elle n?oublie pas le prolétariat, si elle ne veut, dans un temps plus ou moins éloigné, subir le sort des classes qu?elle a dépossédées.

 

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