L'Echo de la Fabrique : 4 novembre 1832 - Numéro 54

 AU RÉDACTEUR.

J’ai cru, Monsieur, que c’était une plaisanterie que votre concours ouvert pour trouver un nom euphonique, dites-vous, à la classe générale des ouvriers en soie. Je vois avec peine que vous y persistez : pourquoi donc, enfans ingrats, rougirions-nous du nom que nos pères nous ont laissé ! pourquoi cette susceptibilité, pour mieux dire, cette pruderie ? Qu’a donc de déshonorant le nom de canut ? qu’importe que ce soit par raillerie ou autrement qu’on nous le donne ? Par lui-même un mot n’a rien de fâcheux.

Appelons-nous canuts et soyons citoyens.

Votre concours à mon avis est inutile, et son but est oiseux ; ce n’est pas de trouver un nom à notre profession qu’il faut vous enquérir, permettez-moi de vous le dire, mais bien des améliorations à notre état social. Je me suis laissé dire que dans une ville qu’on appelait Bysance, et qui était assiégée par une armée ennemie, des moines qui l’habitaient discutaient gravement une question théologique ; pendant ce temps l’ennemi prit la ville, et les moines allèrent en esclavage continuer leur lumineuse discussion. Sans remonter à une époque éloignée, sous le consulat de Bonaparte, on discuta beaucoup sur l’importance relative des mots citoyen et Monsieur ; et pendant ce débat, la république périt i 1. Serions-nous, par hazard, à notre insu, dans une position analogue.

[4.2]Je vous propose donc de fermer une discussion au moins intempestive, et de chercher au contraire à rendre au nom de canut toute la gloire qu’il mérite, étant porté par des hommes probres et laborieux.

Intitulez-vous hautement journal des canuts, on en rira d’abord, ensuite on s’y accoutumera ; ce nom deviendra aussi noble que celui de banquier, médecin, avocat, etc., et vous aurez fait un acte de haute sagesse.

Labory.

Note du Rédacteur. – Nous n’aurions pas songé à ouvrir ce concours, si nous n’y avions été sollicité par plusieurs chefs d’atelier : d’ailleurs, dès l’instant qu’un grand nombre d’ouvriers, en prenant le nom de ferrandiniers, annonçaient par là l’intention de changer celui sous lequel ils sont habituellement connus, il nous convenait de régulariser cette pensée. Nous ne croyons pas avoir besoin, du reste, de tranquilliser, M. Labory, ainsi que ceux qui pourraient être de son avis, sur la crainte qu’on pourrait concevoir que, détournés par une occupation dont nous avouons que l’importance n’est pas du premier ordre, nous ne portions pas notre attention sur les améliorations nécessaires au bien-être de la classe ouvrière. Notre passé doit répondre de notre avenir.

Notes de base de page numériques:

1 On fait référence ici à la querelle de l’amour pur ayant opposé, à l’extrême fin du xviie siècle, Jacques Bossuet (1627-1704) et François de Salignac de la Mothe-Fénelon (1651-1715), querelle qui a conduit à la condamnation officielle des écrits de ce dernier par le pape Innocent XII, en 1699.

Notes de fin littérales:

i Cela me rappelle également la querelle qui eut lieu entre FénelonFénelon et BossuetBossuet, au sujet de laquelle on lit ces vers que j’ai retenu : Dans ces débats fameux, où deux prélats de FranceFrance,/Semblent chercher la vérité:/L’un dit qu’on détruit l’Espérance,/L’autre que c’est la Charité ;/C’est la Foi qui périt, et personne n’y pense.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique