L'Echo de la Fabrique : 20 janvier 1833 - Numéro 3

 MITAINE

Ou le Prolétaire oublié en prison.

Et lorsque la porte d?un cachot crie sur ses gonds, la société tout entière devrait se lever et écouter.
Servan.

A vous heureux citoyens que la fortune et la puissance environnent. ? A vous que l?ambition ou la cupidité peuvent seules émouvoir. ? A vous qui, indifférens aux maux de vos semblables, laissez écouler dans une douce quiétude votre vie inutile. ? Je veux troubler votre ame, y faire naître le remords et la crainte. ? Je veux y déposer la larve invisible qui doit engendrer un ver rongeur. ? Soyez attentifs ! sous vos yeux passeront successivement les divers tableaux où sont esquissées les misères du prolétariat. ? Ma galerie est loin d?être épuisée, chaque jour fournit une page à cette histoire du peuple. ? Je burinerai chaque page : que m?importe votre colère ! ? J?ai déjà offert à vos yeux irrités Demangeot ou le prolétaire mourant de faim, Vichard ou le soldat réduit à la mendicité, Blois ou le vieillard indigenti ; aujourd?hui je vous montrerai Mitaine ou le prolétaire en prison.1

[4.2]Ces jours derniers un homme est amené sur les bancs de la cour d?assises de Paris. Le président l?interroge.

On m?a oublié en prison, répond avec douceur ce malheureux, et je vous jure que je n?étais pas coupable, je m?étais rendu moi-même chez, le commissaire de police pour me plaindre des gardes municipaux qui m?avaient maltraité. On m?a arrêté et voilà SEPT MOIS que je suis détenu. ON M?A OUBLIÉ !

Quel était le crime de cet homme. Il était prévenu d?avoir donné, dans les journées de juin, un coup de poing à un garde municipal. Aucun témoin ne s?est présenté. Il a été acquitté. ? Je vous remercie, Messieurs, voilà ses dernières paroles à ses juges en sortant de l?audience.

Depuis le six juin sept mois s?étaient écoulés.

Eût-il été coupable, Mitaine n?encourait qu?une peine légère, et on le retient sept mois prisonnier. Mais pourquoi fut-il arrêté ? il était prolétaire, et le caprice d?un commissaire de police fut la loi qu?il dut subir.

S?il avait eu cinq cents francs à verser dans la gueule du Cerbère fiscal (beaucoup moins de ce que le peuple alloue par heure à un autre homme pour être roi), alors la prison se fût incontinent ouverte. Si, même sans fortune, il eût été Châteaubriand ou Béranger ; s?il eût été procureur du roi ou avocat, alors encore entouré de gloire ou de puissance, on ne l?aurait pas oublié.

Mais qu?est-ce qu?un prolétaire aux yeux de la société actuelle ; on dirait qu?il n?en fait pas partie ; aussi il est jeté dans les fers, qui s?en inquiète ? Sept mois on l?oublie et la société ne se lève pas tout entière pour crier vengeance. ? Et des magistrats disent avec sang-froid et comme chose naturelle, nous l?avions oublié.

Nous l?avions oublié : voilà sa seule indemnité ! et pendant sept mois une femme, des enfans, un père nourris jusque-là par son travail, auront péri de faim s?ils ne se sont livrés à la mendicité, au vol, à la prostitution !? et lui-même aura perdu son industrie, ruiné sa santé ; aura été perverti par l?infâme contact avec les scélérats qu?entasse pêle-mêle notre immoral système répressif. ? Vous l?aviez oublié ! magistrats descendez, descendez alors de ce siège que vous êtes indignes d?occuper? votre devoir était de vous enquérir du sort d?un de vos concitoyens. Et vous lois sans pudeur ! vous savez fixer le moindre délai dans lequel la vente d?un arpent de terre aura lieu, et vous n?en fixez point pour le temps pendant lequel un homme sera privé de sa liberté. ? Retournez donc dans les forêts de vos ancêtres, malheureux prolétaires, elles ont caché des crimes moins grands que ceux que tolère la civilisation.

Un dernier trait saillant de ce tableau de la vie prolétaire, doit encore arrêter vos regards. Ne trouvez-vous pas quelque chose d?indéfinissable dans ces paroles si simples mais si amères que profère Mitaine acquitté.

Je vous remercie, Messieurs.

Sans doute il a raison, et son naïf langage renferme une affreuse vérité. On pouvait aussi bien le retenir toute sa vie en prison que durant sept mois ; on pouvait l?oublier jusqu?au jour où les bastilles nouvelles tomberont sous le marteau prolétaire ; car tel est le lot du pauvre ; telle est son idée de la protection qu?il doit attendre des lois qu?il remercie le pouvoir de sa justice, et il est prêt à rendre grace de tout le mal qu?on ne lui fait pas.

Qu?on ne s?étonne plus de l?anathème lancé contre la [5.1]société ! qu?on s?étonne, au contraire, de ce que, avec tant d?élémens de ruine, elle puisse encore subsister. O prolétaires, vous êtes admirables par votre longanimité à supporter vos maux.

Marius Ch......g.

Notes de base de page numériques:

1 Cette série de « tableaux » signés par Chastaing participent au projet de « l?émancipation morale » des ouvriers. Mais l?apparition de formes d?expression inédites constitue alors surtout un moyen, pour un organe non politique, d?aborder de façon détournée les questions politiques. Référence : J. D. Popkin, Press, Revolution and Social Identity in France, ouv. cit., chapitre III ; également, E. L. Newman, « L?Arme du siècle c?est la plume : The French Worker Poets of the July Monarchy and the Spirit of Revolution and Reform », Journal of Modern History, déc. 1979, vol. 51, p. 1201-1224.

Notes de fin littérales:

i Voy. l?EchoL?Écho de la Fabrique,1832, Nos 16, 21 et 53.

 

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