L'Echo de la Fabrique : 10 février 1833 - Numéro 6

 L?HUMANITÉ MARCHE.

Nous retrouvons partout cet accord unanime des esprits élevés à reconnaître dans ce qui s?est passé depuis quarante ans, et dans tout ce qui s?accomplit autour de nous, un signe évident de transformation sociale. Nous n?en sommes plus aux petites révoltes prétoriennes, aux mesquines révolutions de palais, aux changemens ruineux de dynastie, aux fanatiques guerres de croyances ; les peuples ne consentent plus à s?égorger pour un maître, quels que soient son nom et sa naissance, à s?exterminer pour un principe, une idée, quelles que soient sa prédominance et sa sainteté. Les peuples veulent être libres, peu importe par qui ; les peuples veulent être heureux, peu importe comment ! L?humanité marche incessamment vers un avenir d?amélioration ; malheur à ceux qui sont assez présomptueux, assez aveugles pour se croire pouvoir d?arrêter ce torrent des siècles ! Il les entraînera, et la violence de leur chute sera toujours en raison de leur imprudente résistance. Qu?on y songe bien ! la société ne s?agite plus seulement à la surface, elle est ébranlée jusque dans ses fondemens. Le corps social est en travail de constitution ; ce travail lent et pénible, que tant de symptômes douloureux ont annoncé, que tant de crises convulsives accompagnent, peut cependant s?achever heureusement si nos médecins politiques sont assez habiles pour laisser agir la nature. Leurs efforts seraient impuissans pour avancer ou retarder l?heure de la délivrance. Le malade connaît mieux qu?eux et le mal et le remède ; il souffre patiemment parce qu?il sait qu?un terme est assigné à ses souffrances, et que, le moment une fois venu, elles cesseront sans le secours et en dépit de l?empirisme et des charlatans.

Cette idée de régénération sociale est aujourd?hui la pensée intime de toutes les ames fortes, de tous les hommes de valeur, quelles que soient d?ailleurs leurs opinions politiques ; voyez-la qui se manifeste, qui domine partout ; et, dans le nouvel écrit de l?auteur des martyrs lui-même, comme elle se révèle embellie de tout ce que le génie prophétique de M. de Chateaubriand peut donner de grandeur et d?énergie ! « L?on ne cesse de s?étonner des événemens, dit cet illustre écrivain dans son mémoire sur la captivité de la duchesse de Berry1, toujours on se figure atteindre le dernier, toujours la révolution recommence. Ceux qui, depuis quarante années, marchent pour arriver au terme, gémissent : ils croyaient s?asseoir quelques heures au bord de leur tombe : vain espoir ! le temps frappe ces voyageurs pantelans, et les force d?avancer. Quatre fois, depuis qu?ils cheminent, la vieille monarchie est tombée à leurs pieds ; à peine échappés à ses écroulemens successifs, ils sont obligés d?en traverser de nouveau les décombres et la poussière.

« Toutefois mal à propos on est surpris de cette longueur des enchaînemens politiques. Nous ne sommes pas, comme il le semble à plusieurs, dans une époque de révolution particulière, mais à une ère de transformation [5.1]générale ; la société entière se modifie. Quel siècle verra la fin du mouvement ? demandez-le à Dieu. Les générations advenues dans ces périodes comptent pour rien, ou plutôt elles sont enfouies comme matériaux bruts dans les fondemens de l?édifice : sur leurs débris s?élèvera le nouveau temple. »

Ainsi parle le plus éloquent défenseur de la légitimité : plein des souvenirs d?un passé qu?il regrette, il sent avec douleur que ce passé tout entier lui échappe ; c?est en vain que son courage voudrait en sauver le principe, sa conscience et sa raison lui crient que son courage est inutile. Le noble écrivain l?a dit lui-même, la légitimité était le pouvoir incarné ; en la saturant de libertés on l?aurait fait vivre en même temps qu?elle nous eût appris à régler ces libertés. Loin de comprendre cette nécessité, elle voulut ajouter du pouvoir à du pouvoir, et elle a péri par l?excès de son principe. Or, en politique aussi, les morts ne reviennent pas et le passé est accompli sans retour. Une révolution qui a bouleversé le monde ancien et émancipé le nouveau monde, est quelque chose ; elle a changé les m?urs, les idées, les intérêts ; elle a créé des besoins qu?il faut satisfaire ; elle exige des améliorations que veut une génération, fortifiée par des millions d?hommes venus à la vie, lorsque la génération qui les repousse est affaiblie par des millions d?hommes descendus dans la tombe. Quoi que disent, quoi que fasse cette poignée de demeurans d?un autre âge, ces quelques stationnaires d?aujourd?hui, gens qui surnagent sur l?abîme du temps, l?humanité marchera, et le présent ne sera que ce qu?il peut être, la transition du passé à l?avenir. Vous tendez vers un but providentiel, hommes du progrès, ne perdez point courage, vous l?atteindrez !

Jullien.

Notes de base de page numériques:

1 François-René de Chateaubriand, Mémoire sur la captivité de la duchesse de Berry, publié à Paris en décembre 1832.

 

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