L'Echo de la Fabrique : 11 décembre 1831 - Numéro 7

LYON. LES OUVRIERS DE LYON1.

Une pauvreté noble est tout ce qui leur reste !
(Voltaire.)2

[1.1]Les esprits doivent se calmer et les c?urs se rapprocher : sans la ténacité de quelques hommes dont l'amour-propre est blessé, nous croyons que la réconciliation serait déjà complète. Nous l'appelons de tous nos v?ux cette réconciliation, dans l'intérêt de ceux que nous avons mission de défendre, comme dans l'intérêt de ceux qui verront toujours en nous une sentinelle vigilante, prête à les rappeler à ce devoir impérieux que commande l'humanité. Nous l'appelons de tous nos v?ux cette réconciliation par amour pour notre pays, car malheur au Français qui se plairait à prolonger les divisions ; celui-là serait ennemi de la patrie et des institutions qui nous régissent, celui-là serait un infâme qu'on ne saurait assez flétrir? Mais les ouvriers de Lyon n'ont point à craindre ce reproche. Examinons leur conduite, et sans chercher à les justifier, ils n'en ont pas besoin, nous prouverons par leurs actes et leur patriotisme, leur attachement au trône constitutionnel de juillet. Après leur victoire, victoire malheureuse qui n?eut pour couronne que des cyprès, puisque les vainqueurs et les vaincus avaient les mêmes larmes à répandre, que ce n'était qu'un sang pur, qu'un sang éminemment français qui avait été versé, quelle a été la conduite des ouvriers ? ont-ils cherché à prolonger le [1.2]désordre ? ont-ils méconnu un seul instant l'autorité ? ont-ils eu une seule pensée contraire au gouvernement ? ont-ils enfin méconnu les droits de l'humanité et ceux plus sacrés encore de l'hospitalité ? Non sans doute ; après ces journées de malheurs, les ouvriers oubliant leurs frères mourans et faisant abnégation de tout ressentiment, placent des sauve-gardes dans toutes les maisons de commerce ; pensant que quelques hommes étrangers à la population lyonnaise pourraient profiter de ces momens de troubles pour ternir leur cause par le pillage et la dévastation, ils établissent de forts piquets dans les quartiers les plus commerçans, et en défendent le passage à toute personne qui ne prouve point qu'elle y a son domicile. Leurs conjectures étaient près de se réaliser : des vagabonds qu'une ville immense renferme toujours malheureusement dans son sein, veulent profiter d'un moment de désordre et se précipitent sur le port Saint-Clair pour satisfaire leur rapacité. Aussitôt un détachement d'ouvriers arrive de l'Hôtel-de-Ville aux cris de point de pillards ! leurs voix sont méconnues, ils font feu sur les dévastateurs et les mettent en fuite. Une mesure énergique était nécessaire contre les malfaiteurs. Les ouvriers conviennent entr'eux de fusiller sur-le-champ tout individu pris en flagrant délit. Deux exécutions ont lieu, et cette mesure ne contribue pas peu à déconcerter les projets criminels d'un ramas de gens sans aveu. Les ouvriers s'étaient toujours adressés à l'autorité, ils ne crurent point dans ces jours orageux avoir acquis le droit de la méconnaître ; et d'ailleurs ce seul fait les eût compromis, leur cause étant toute d'un intérêt industriel.

Les ouvriers, maîtres sur tous les points, écoutèrent [2.1]la voix des magistrats, et sur le soupçon qu'on voulait porter atteinte à leurs prérogatives ils se rangèrent autour d'eux ; dès-lors une sécurité complète pour les personnes et les propriétés.

La cause, qui devait être débattue avec calme et non par des provocations et les armes à la main, venait d'être gagnée par les masses industrielles. Les ouvriers publièrent que le gouvernement établi était le seul possible, que dans lui était l'ancre de salut pour le pays, que la dynastie de juillet fermerait les plaies de la misère, et que d?elle seule dépendaient la gloire et la prospérité de la France. Fidèles au drapeau national, ils repoussèrent toute insinuation perfide ; et malheur ! malheur ! à qui aurait osé proférer des paroles séditieuses, il aurait reçu le juste châtiment dû aux ennemis du trône des barricades. Voilà la conduite des ouvriers sous les rapports politiques et administratifs. Qu'on les ait calomniés, peu leur importe, leurs consciences sont pures de tout crime ; et si quelques scélérats isolés ont pu se livrer à des excès, les vrais ouvriers repoussent toute analogie avec des êtres dégradés, écume de la société, qui ne trouvent des moyens d'existence que dans les troubles et les dissensions.

La conduite des ouvriers n'est pas moins honorable sous les rapports de l'humanité et de l'hospitalité. Des soldats sont sans pain : ce sont des Français, ce sont des frères ! les ouvriers partagent le peu qu'ils ont, diminuent la part de leurs enfans et vont porter aux braves qui eussent sans doute combattu avec plus de courage les ennemis du Roi-citoyen et de la patrie, non pas quelques miettes tombées d'une table splendide, mais le pain, produit de l'économie et des privations. Des négocians pensaient à fuir, ils s'adressent à des ouvriers pour leur servir d'escorte, et ceux-ci leur donnent un asile ou les accompagnent ; et lorsqu'on veut leur offrir le prix de leurs services, ils le repoussent en disant qu'ils ne veulent point de dons, mais seulement les moyens de vivre en travaillant. Des sentinelles veillent à la porte des magasins ; de l'argent leur est offert ; quelle est leur réponse ? « Nous ne sommes pas là pour faire contribuer, mais pour veiller à la sûreté des propriétés ; et nous n'avons seulement besoin que de quelques vivres, vu l'éloignement de nos domiciles. » Voilà les ouvriers sous les rapports de l?humanité et de l'hospitalité. Eh bien ! le croirait-on ! on veut les calomnier encore ! on veut les montrer comme des artisans de discorde, comme des hommes ne demandant que le pillage et la dévastation... Sont-ce des banquiers les Martinon, les Gagnière, les Brossard et les Glénard, qui, le 23 à huit heures du matin, ont pris le poste de la recette générale, et dont le zèle et le dévoûment ont été récompensés par un certificat couvert des noms les plus honorables de notre cité ? Sont-ce des banquiers les Drivon frères, les Maurice, les Lavallée occupés à la même heure à placer des sentinelles à toutes les portes de la place Tholozan, pour prévenir toute espèce de désordre ? Nous citerions mille autres traits de générosité si nous ne craignions pas de faire rougir de honte ceux qui osent accabler encore de leurs odieuses imputations une classe intéressante par sa misère, ses malheurs et sa probité.

Nous ne cesserons de le répéter : Il faut que les haines s'éteignent, il faut faire oublier le passé ; celui qui ne sacrifie point à la concorde a un mauvais c?ur et est un mauvais citoyen ; celui-là seul est coupable, parce qu'il porte atteinte à la sûreté de la patrie, et devient par ce seul fait ennemi de tous les bons Français.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Antoine Vidal d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Citation modifiée tirée d?une tragédie de Voltaire : « Une pauvreté noble est tout ce qui me reste. » (Zaïre, acte I, scène 4, 1732).

 

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