L'Echo de la Fabrique : 11 décembre 1831 - Numéro 7

L'orage a cessé !1 le calme a succédé à la tempête ! l'ordre est tout-à-fait rétabli ! la tranquillité règne ! les magasins se rouvrent ! et cependant les citoyens ne sont pas rassurés !... Des bruits sinistres, fabriqués dans l'ombre de quelques noires maisons de commerce, circulent dans notre ville ! On parle d'arrestations nombreuses dans tous les quartiers de Lyon et des faubourgs, de menaces de mandats d'amener contre une partie des citoyens, dont le seul crime est d'avoir faim, et d'avoir eu l'audace de le dire hautement ; en un mot, tout tend à établir un système de terreur, en opposition formelle aux diverses proclamations des autorités municipales, portant en tête : Oubli du passé, union, fraternité. Et cependant le Prince-royal est dans nos murs ; il y est arrivé, il est vrai, précédé, entouré et suivi de préventions horribles, mais qui déjà auraient dû s'évanouir à la barrière de Vaise, d'où S. A. R. a fait son entrée solennelle en ville aux acclamations d'un peuple absorbé par [3.1]la misère, et qui mêlait aux larmes de tristesse celles que la présence de l'héritier de la couronne, son unique espérance, faisait naturellement couler de ses yeux languissans et abattus.

Les réponses que ce Prince a adressées, soit aux autorités, soit aux corps constitués, sont, à la vérité, toutes de pacification ; on y découvre facilement les intentions de son cœur, de passer l'éponge sur tous les faits généraux, sauf à laisser à la justice le soin de punir quelques faits isolés, fruit d'une atrocité plus ou moins grande, ou peut-être d'un courage mal entendu et poussé à l'excès. Nous entendons sa bouche royale répéter qu'il n'est venu que pour rétablir l’ordre et la tranquillité publique ; que cet ordre et cette tranquillité peuvent seuls rouvrir les sources de prospérité que la rébellion venait momentanément de tarir. Or donc nous sommes forcés de raisonner ainsi : L'ordre et la tranquillité n'étaient pas troublés avant le 20 novembre, et les ouvriers avaient faim ; l'ordre et la tranquillité ont été rétablis, dès le 24 du même mois, par les ouvriers eux-mêmes, qui demeurent les victimes d'un désordre commencé par ceux qui osent s'intituler ironiquement leurs soutiens et leurs défenseurs ; et les ouvriers ont encore faim !

La prospérité du commerce, quant à la classe ouvrière, quant à la masse lyonnaise, ne repose donc pas exclusivement dans l'ordre et la tranquillité ; cherchons à en trouver le principe ailleurs.

Notre ville, dans des temps reculés, à des époques plus rapprochées, sous le despotisme de l'empire enfin, était florissante. Le négociant, obligé de faire fabriquer ses étoffes à tel prix qu'un tarif lui avait fixé, ne prenait de commissions qu'à un prix proportionnel à celui de la main-d'œuvre, et chaque chef de commerce trouvait son intérêt dans une mesure qui les mettait tous à l'abri de la concurrence la plus dangereuse, celle qui se fait entre eux aujourd'hui. C'était alors à qui ajouterait au prix du tarif pour disposer des métiers dont la fabrication avait une certaine réputation. Le commerçant n'avait pas journellement dans sa cage le hideux et déchirant spectacle d'une mère couverte de haillons venant solliciter à tout prix l'ouvrage qui, arrosé de ses pleurs, lui fournit à peine le pain nécessaire à trois enfans en bas âge, et dont elle ne peut cacher la nudité. Il n'entendait pas les soupirs d'un malheureux vieillard, exhalant une plainte inutile, et à qui on répond brutalement : Je monterai votre métier, mais à tel prix ; et ce prix quel est-il ? celui de 45 c. par aune d'un ouvrage dont il peut, en employant dix-huit à vingt heures consécutives, faire au plus trois aunes ; et si c'était tout bénéfice ! mais il faut prélever les frais de montage, de dévidage, etc., etc. Les ouvriers, au lieu de remplir nos rues, places et quais tous les soirs, et d'implorer par des chants lamentables la pitié d'un passant indifférent, ou d'un riche qu'un bon feu et les plaisirs d'une table splendide étourdissent sur les misères de la société ; les ouvriers, dis-je, étaient alors occupés à faire entendre des chants patriotiques, rehaussant la gloire de sa patrie, ou les faits d’armes de nos phalanges nombreuses. Cependant les négocians de ces temps ont fait leur fortune, les ouvriers avaient obtenu une certaine aisance, et tout cela sous l'influence d'un tarif ! Pourquoi serait-on plus malheureux aujourd'hui en employant les mêmes moyens ?…

On nous promet une mercuriale qu'on pourra renouveler lorsque besoin sera. Attendons, espérons, et nous aurons sous peu le mons parturiens !...

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Joachim Falconnet d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique