L'Echo de la Fabrique : 24 mars 1833 - Numéro 12

Situation de Lyoni1.

Ce n’est pas, certes, la première fois que les ouvriers lyonnais sont en proie au malaise, aux souffrances, dont la manifestation a effrayé les amis, à divers titres, de l’ordre de choses actuel. Tous ceux qui connaissent l’histoire de la fabrique de Lyon savent que, depuis un siècle, à des époques plus ou moins rapprochées, la misère des ouvriers en soie a été poignante, extrême comme aujourd’hui. Les canuts mendiaient en chantant dans les rues ; des aumônes, distribuées par le clergé ou par le gouvernement, calmaient la faim de quelques-uns, la mort emportait les maux de beaucoup d’autres, et la commande revenant, comme toujours, après la consommation des produits fabriqués, les ouvriers rentraient dans le cercle vicieux où le travail n’assure pas la subsistance. [1.2]La principale différence entre le passé et le présent, c’est que la classe des travailleurs ne veut plus se résigner à souffrir et à mourir en psalmodiant des cantiques à la vierge pour la prier d’envoyer du bon ouvrage. Cette classe, qui se soumettait à son sort, de même qu’à une invincible fatalité, a formulé maintenant sa prétention en cette devise : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Prétention embarrassante, mais point exagérée assurément. Cette situation lyonnaise qui épouvante, on essaie, pour s’en dissimuler la portée, de la présenter comme anormale ; et si l’on n’ose proclamer qu’elle demande des remèdes d’exception, du moins, le dit-on, quoiqu’un peu bas, de manière à être fort bien entendu de ceux qui savent entendre. Mais non, cette situation n’est point anormale, et n’appelle point de traitement particulier à la seconde ville du royaume. La question sociale française, pressée à Lyon dans un étroit espace, sur un grand nombre de têtes, apparaît là formidable et hideuse, telle qu’elle serait partout reconnue si partout on était aussi nettement placé pour la voir. Il s’agit de bien gouverner la France et la plaie lyonnaise se fermera d’elle-même.

Il est temps, plus que temps, de quitter la politique à phrases. Les droits de douanes sur le fer, la soie, la laine, les charbons, les bestiaux, ne sont-ils pas portés à un taux qui crée un véritable privilège pour de certaines classes aux dépens de la masse générale. Le prix des subsistances n’est-il pas démesurément augmenté par la mauvaise assiette des impôts et le manque de communications larges et bien entretenues ? Voilà ce qu’il est urgent d’examiner.

Eh bien ! oui, le tarif des douanes appelle une prompte et radicale révision. Tous les esprits éclairés en sont d’accord ; oui, les communications sont insuffisantes et mal soignées. Nul ne le conteste. Oui, les impôts sont posés lourdement et de travers ; c’est une critique contre laquelle le fisc lui-même ose à peine murmurer une protestation. Pourquoi donc s’étonner de la situation de Lyon ? Il faudrait plutôt s’étonner qu’elle ne fût pas ce qu’elle est. Et pourquoi s’en occuper plus que de tout autre, si ce n’est parce qu’elle est redoutable à cause des opinions qui ont passé dessous pour la soulever ? Mais la peur n’est pas un remède, c’est un mal.

On voudrait en vain reculer devant la difficulté, ou la tourner ne pouvant la vaincre. De flanc ou de face, on [2.1]la retrouvera toujours. Par exemple, à propos des portes et fenêtres, voici la plus grave des questions fiscales qui a surgi : celle de l’impôt proportionnel. Il faudra lui faire une place, et si petite qu’elle soit, la réforme tout entière se présentera pour élargir la brèche. Elle y passera ; l’article de la Charte qui porte que tous les Français contribuent aux charges de l’état, en proportion de leur fortune, cessera d’être une enseigne menteuse, comme celle des prisons de Gênes, où le détenu lisait en entrant : Liberté.

La question lyonnaise, nous le répétons, c’est la question française. Ce serait une grave et funeste erreur de croire que là les fabricans fussent plus avides, plus méchans qu’autre part. Il en est parmi eux qui, profitant des circonstances, font travailler au rabais pour les besoins à venir, se préparant ainsi des bénéfices certains, peut-être même disproportionnés avec les avances de capitaux qu’ils font. Mais c’est une spéculation qui a lieu partout. Il existe à Lyon nombre de petits fabricans qui, n’étant pas assez riches pour travailler sans vendre immédiatement, font taire tout à coup les métiers qu’ils faisaient battre, et jettent ainsi une vive perturbation dans l’existence des ouvriers. Cela se voit ailleurs, et si, moins souvent, parce que seulement les industries sont moins capricieuses que celle de la soierie qui tient au luxe plus qu’à la nécessité. Enfin les fabricans lyonnais ont à l’égard des ouvriers quelques préjugés, sans doute, mais à peu près les mêmes qui se trouvent ailleurs, et ce serait une erreur non moins déplorable de s’imaginer que les canuts soient plus difficiles à contenter que les autres ouvriers en général. Le travail de la soierie qui marche par course, comme on dit en termes du métier, expose les canuts à des alternatives assez brusques, qui demanderaient plus de prévoyance qu’ils n’en possèdentii2. Mais les ouvriers de Lyon ne sont ni pires, ni meilleurs que ceux des autres villes, et si l’on retranche les vivacités qu’excitent l’atmosphère du Rhône et le soleil oriental, en vérité on ne pourra rien dire des canuts qui ne puisse se dire des froids cotonniers de Gand, ou des tisserands de Courtrayiii. L’antagonisme des diverses classes est plus visible à Lyon, parce qu’il est resserré de manière à faire saillie. Mais encore une fois il n’est là, au fond, que ce qu’il est dans la société en général.

Notes de base de page numériques:

1 Le Messager des Chambres, qui portait en sous-titre, depuis février 1828, Journal des villes et des campagnes. En mars 1833, et pour un an, devient Le Messager politique, littéraire et industriel.
2 L’absence de prévoyance des ouvriers, leur manque de responsabilité, en somme, constituait l’argument principal des autorités de Juillet pour justifier de la misère du plus grand nombre. Cette analyse trouvait son expression savante chez certains des héritiers les plus radicaux de J.-B. Say. Charles Dunoyer, par exemple, grand défenseur du principe de concurrence, dénonçait à la même époque la paresse et l’imprévoyance du pauvre, car selon lui, les ressources dépendaient des comportements des individus eux-mêmes : « L’état de ces classes a aussi sa racine dans les vices qui leur sont propres, dans leur apathie, leur insouciance, leur défaut d’économie […] dans l’abus que leur grossièreté les porte à faire du mariage », Charles Dunoyer, Nouveau traité d’économie sociale, Paris, Sautelet et Cie, 1830, 2 volumes, t. 1, p. 488.

Notes de fin littérales:

i Nous empruntons cet article, qui nous a paru résumer assez bien la position de LyonLyon, au Messager des ChambresLe Messager des Chambres (18 mars 183318 mars 1833, n° 77), journal d’opposition constitutionnelle modérée. Le pouvoir est donc suffisamment averti par la presse, et les calomnies du Courrier de LyonCourrier de Lyon, répétées par le TempsLe Temps, reçoivent un éclatant démenti. La question lyonnaise, grâce aux ennemis eux-mêmes de l’émancipation prolétaire, est entrée dans le domaine de la discussion. Espérons qu’elle n’en sortira pas sans solution.
ii Que leur servirait cette prévoyance aujourd’hui, puisque le salaire n’est pas suffisant pour les besoins journaliers. (Note du rédacteur.)
iii Nous pouvons pardonner au rédacteur du MessagerLe Messager des Chambres parce qu’il est de bonne foi, la grave erreur qu’il commet en assimilant les chefs d’atelier de LyonLyon, qui ont un matériel qu’ils louent aux marchands, et qui sont en quelque sorte eux-mêmes des marchandeurs, en les assimilant, disons-nous, aux autres ouvriers qui ne louent que leurs bras. Faute de faire cette distinction, les journaux de la capitale erreront toujours. Nous nous proposons de traiter dans un prochain numéro, cette question peu comprise ailleurs qu’à LyonLyon, et qui est importante. (Note du rédacteur.)

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique