L'Echo de la Fabrique : 14 avril 1833 - Numéro 15

 

Sur les arrestations préventives.

La légalité actuelle nous tue.

En jetant les yeux sur certaines dispositions de nos lois pénales, nous nous écrions aussi avec M. Viennet : La légalité actuelle nous tue ! Mais de ce principe nous déduisons des conséquences bien différentes de celles du valet-courtisan, bouc émissaire d?un pouvoir rétrograde.

Que voudrait M. Viennet ? l?impudente naïveté de son langage nous le révèle assez. Il voudrait la violation brutale des lois, ou une modification jésuitique de celles qui ne laissent pas un champ assez vaste à l?arbitraire de l?autorité ; il voudrait des lois d?une complaisante élasticité à l?aide desquelles on pourrait nous ramener graduellement à un passé déjà loin de nous, et repoussé par l?indignation générale. Voila sa pensée mise à nu. Nous, au contraire, nous appelons de tous nos v?ux la révision des lois qui ne sont plus en harmonie avec nos m?urs et notre constitution, nous signalons celles qui se prêtent trop scandaleusement au caprice du despotisme en laissant nos libertés sans garantie. C?est-là cette légalité qui nous tue, et dont il faut nous affranchir. Il appartient à la presse, qui est aussi un pouvoir dans l?état, de dire non-seulement : Caveant consules ; mais encore : Rogent leges.

[1.2]Ainsi nous nous proposons d?indiquer successivement les lois dont les intérêts du peuple demandent une prompte modification ou une suppression totale. Nous nous bornerons aujourd?hui à signaler les lois sur l?arrestation préventive ; elles sont mauvaises, une réforme est nécessaire.

En effet, une loi est vicieuse toutes les fois qu?elle laisse une large carrière à l?arbitraire des derniers agens du pouvoir. Or, telle est la nature de celles que nous signalons. Elles abandonnent à la merci d?un procureur du roi, d?un juge d?instruction et d?un commissaire de police, la liberté des citoyens. Les portes d?une prison peuvent s?ouvrir ou se fermer sur nous au gré de leurs passions, de leurs haines ou de leur susceptibilité souvent bizarre et capricieuse. Citons des exemples plus persuasifs que les longs raisonnemens ; prenons des faits connus dans notre cité.

Il y avait eu coalition entre les ouvriers tullistes. Traduits en police correctionnelle, ils ont été condamnés à trois jours d?emprisonnement. Point d?arrestation préventive, quoique tout fût prouvé et même avoué d?avance.

Quelques jours après des tailleurs de pierre sont aussi traduits devant le tribunal correctionnel sous le poids de la même prévention. Ici rien n?est prouvé, rien n?est avoué ; ils sont acquittés sans que le tribunal ait laissé prendre la parole à leur défenseur. Eh bien ! quoiqu?il y eût moins de préventions contre ces derniers, ils avaient été arrêtés préventivement.

M. Monnier, accusé d?avoir prêché le renversement du gouvernement, grâce aux aboiemens de la police et du Courrier de Lyon, a été détenu préventivement. Le sieur Serre, accusé de complicité, et conséquemment passible des mêmes peines, n?a pas été mis en état d?arrestation. Le jury, après avoir reconnu l?accusation mal fondée, les a déclarés aussi innocens l?un que l?autre. Et cependant Monnier avait subi plus de trois mois d?emprisonnement.

Dernièrement encore, M. Tiphaine s?est plaint, par la voie des journaux, d?avoir été détenu à la prison de Roanne sur les dénonciations calomnieuses de quelques agens de police ; il n?a pas été démenti.

Que d?hommes honnêtes arrêtés préventivement sur de lâches dénonciations, ont attendu pendant plusieurs mois, au fond d?une prison, cette froide et insultante [2.1]formule : Il n?y a lieu à suivre. Mais nous nous bornons à la citation de ces traits qu?il serait facile de multiplier.

Maintenant quelles conséquences devons-nous en déduire ? que les agens du pouvoir, s?abritant derrière leur omnipotence, ont impunément privé de leur liberté des citoyens non coupables ; que, dans des cas semblables, les uns sont restés libres et les autres ont été arbitrairement jetés dans les fers. Y a-t-il légalité dans cette conduite ? Oui, de celle qui nous tue. Y a-t-il justice, moralité ? Personne n?oserait le soutenir. Quoi de plus immoral et de plus inique en effet, que de voir des hommes chargés de veiller à la distribution rigoureuse de la justice et à l?exécution des lois, appliquer impunément deux règles et deux mesures à des citoyens différens pour des faits identiques ? Il y a là un étrange et monstrueux abus de la légalité ; en face des odieux résultats qu?il produit, on est étonné qu?une réforme complète se soit fait attendre si long-temps. Et ici nous devons le dire, elle serait autant dans l?intérêt du gouvernement que du peuple ; car les détentions arbitraires et préventives se sont dans tous les temps élevées entre les gouvernans et les gouvernés, comme un germe de haine et d?hostilité ; ce sont des charbons ardens que le pouvoir ramasse sur sa tête pour les grands jours de la vengeance d?un peuple qui ne pardonne jamais le crime de lèze-liberté.

A-t-on oublié la Bastille, monument sinistre élevé pour ensevelir les noirs attentats de l?arbitraire de nos rois ? Tant qu?elle fut debout, elle s?interposa comme un mur d?airain entre nos pères et la royauté. Si le peuple des faubourgs de Paris, dans son héroïque audace, s?est assis sur des ruines, au 14 juillet, c?est qu?il y avait des victimes à venger à la Bastille ; s?il voulait animer sa rage et sa fureur, en se roulant sur les Tuileries le fer et la flamme à la main, il portait ses regards sur les ruines de la Bastille ; s?il voulait se faire absoudre de ses cruautés, ce peuple indiquait encore d?une main sanglante les ruines de la Bastille. Alors on se ressouvenait qu?atteinte avait été arbitrairement portée au droit sacré de la liberté individuelle ; et tout était dit.

Mais, quoique Bastille, droit divin et absolu aient disparu, avons-nous aujourd?hui plus de garanties avec nos lois sur l?arrestation préventive ? Non, certes, et la comparaison des deux époques ne serait pas à notre avantage.

En effet, il n?existait autrefois qu?une Bastille ; il fallait obtenir avec quelques difficultés encore, du bon plaisir et de l?indolence du souverain, une lettre de cachet pour y renfermer des victimes. Aujourd?hui nous avons autant de Bastilles en France que de prisons : autant de despotes qui délivrent des lettres de cachet, qu?il existe d?hommes pouvant signer des mandats d?arrêt. Et Dieu sait le nombre des succursales tenant sous une ombre de légalité, bureau ouvert pour les lettres de cachet ! Dans les antres ténébreux de l?arbitraire légal, un traître au c?ur vil, un mouchard à l?ame dégradée, égoût de la société, réfugié dans le cloaque infect de la police peuvent à toute heure et d?une seule parole venir se jouer de l?honneur et de la liberté du plus honnête citoyen. Il sera plus tard rendu à la liberté, sans doute ; mais sa fortune a été compromise. Obtiendra-t-il des réparations. Aucune. Et s?il se plaint, si des hommes généreux osent élever la voix pour faire entendre des récriminations, s?ils cherchent à découvrir le reptile qui blesse mortellement dans [2.2]l?ombre, heureux encore si ces plaintes et ces recherches ne sont pas taxées de criminelles ! Témoin la dernière accusation portée contre le Précurseur.

Voila cependant où nous en sommes avec la liberté en 1833, sous une constitution qui protège également tous les citoyens et leur assure la même justice, sous une constitution dont le dogme fondamental est la souveraineté du peuple.

Ainsi une réforme de notre système pénal, relativement aux arrestations préventives, est donc nécessaire : créé pour le despotisme de l?empire, il ne saurait s?accorder plus long-temps avec nos immenses progrès de dix-huit années. Le peuple français a glorieusement conquis son émancipation, pourquoi lui faire subir encore les lois surannées d?une odieuse et avilissante tutelle. C?est en vain que le pouvoir, comme un tuteur avide, s?efforce de nous retenir sous sa domination expirante : c?est en vain qu?il recule devant un rendement de compte embrouillé, plus de retard, il faut compter avec la nation et la débarrasser de ce ténébreux fatras législatif de tous les règnes passés, qui portent atteinte à sa liberté.

Que le législateur s?occupe donc promptement à faire disparaître l?arbitraire des arrestations préventives qui souillent encore nos codes à la honte de l?humanité et de la civilisation.

Il faut qu?en principe général l?arrestation n?ait lieu qu?après une condamnation définitive, et qu?il n?y soit fait exception que pour des circonstances graves ou de flagrans délits qui seraient indiqués dans la loi à intervenir. Dans ce dernier cas encore, s?il y a acquittement le gouvernement ou ses agens devront indemniser le prévenu déclaré innocent ; s?il y a condamnation le temps de détention qui aura précédé sera compté au coupable dans la peine qu?il aura à subir.

Voila sur cette matière les seuls principes avoués par la raison et l?équité, ils sont seuls en harmonie avec notre constitution. Les lois qui en consacrent de contraires, doivent toutes être comprises dans l?éternelle réprobation de cette légalité qui nous tue.

Joseph B?t, avocat.

 

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