L'Echo de la Fabrique : 14 avril 1833 - Numéro 15

 

Affaire des ouvriers tailleurs de pierre.

(Voy. l?Echo, n° 14, 7 avril.)

Nous avons reçu de M. le procureur du roi la lettre suivante, que nous nous empressons d?insérer sous le bénéfice de nos réflexions, en faisant seulement observer à ce fonctionnaire que nous n?avons aucun motif de malveillance contre lui, que nous n?avons aucun intérêt à employer l?arme odieuse de la calomnie, et que dès-lors il n?avait nul besoin de nous requérir pour l?accomplissement de notre devoir de journaliste. Il serait bien temps de comprendre que ce ton acerbe envers la presse, quoique légal, est de très-mauvais goût, et pour tout dire enfin, nous ne nous attendions pas, chétifs prolétaires, à donner une leçon de politesse à un magistrat qui, nous n?en doutons aucunement, n?en manque pas ailleurs.

AU RÉDACTEUR.

Lyon, 7 avril 1833.

Monsieur,

Je lis dans votre feuille de ce jour, le passage suivant, à propos de l?affaire des sieurs Morateur, Breysse et Châtelet, ouvriers tailleurs de pierre, prévenus du délit prévu par l?art. 415 du code pénal :

« Le tribunal les a acquittés ; ils pensaient être mis en liberté ; mais le procureur du roi a interjeté appel et des hommes qui sont nécessaires à leurs familles sont ainsi détenus préventivement parce que tel est le bon plaisir de M. Chegaray. Il a, nous le savons, usé [3.2]de son droit, mais le vice de la loi ne devrait-il pas être amendé par la sagesse des magistrats ?? » Et plus bas : « M. Chegaray a fait plus que son devoir ; et lorsqu?il s?agit de pénalité, faire plus que son devoir a quelque chose qui répugne, quelque chose qu?on pourrait qualifier d?un nom différent, etc. » Vous terminez en émettant le v?u que vos réflexions puissent consoler vos frères tailleurs de pierre qui sont sous les verroux.

Ces attaques n?ont pu être inspirées que par l?ignorance des faits à une légéreté que vous regretterez, ou à une malveillance que je ne crois pas mériter ; je n?y répondrai que deux mots, mais j?ose les croire péremptoires.

J?ai, en effet, cru devoir interjeter appel du jugement qui acquitte les sieurs Morateur, Breysse et Châtelet. Cet appel me donnait, comme vous le reconnaissez, le droit de retenir les prévenus en prison, jusqu?à la décision définitive de l?affaire, la loi m?en imposait peut-être le devoir. Mais il est faux que j?ai usé de ce droit, ou plutôt j?ai pris sur moi de m?affranchir de cette rigoureuse obligation, et j?ai fait ; malgré l?appel, mettre les trois prévenus en liberté ; ils étaient, grace à moi, et à moi seul, libres depuis cinq jours, lorsqu?a paru votre article, et voici la lettre que m?ont écrite, pour me témoigner leur reconnaissance de mes procédés à leur égard, ces hommes que vous représentez comme gémissant sous les verroux, et comme victimes de mon bon plaisir. Je la copie dans toute la simplicité de ses expressions, en rendant grace au hasard qui me l?a faite conserver, et laissant au public le soin d?apprécier le contraste qu?elle présente avec votre article.

« Lyon, 3 avril 1833.

« Monsieur le procureur du roi, les soussignés Châtelet, Morateur et Breysse viennent vous exposer la gratitude que M. le procureur du roi a bien voulu nous accorder la liberté qui nous est si propice pour soulager notre famille. Nous ne pouvons exprimer assez de remercîmens à M. le procureur du roi qui, par sa bienveillance, nous a accordé la liberté qui nous est si nécessaire. Salut respectueusement. »

Signé : Chatelet, Morateur, Breysse.

Il me serait facile d?entrer dans des détails qui prouveraient de plus en plus combien ma conduite dans cette affaire a différé de celle qu?il vous plaît de me supposer ; mais je ne veux rien ajouter à la lettre des victimes de mon bon plaisir ; je désire pour vous que sa lecture vous engage à porter à l?avenir plus de circonspection dans vos jugemens sur des actes que vous avez tort de critiquer sans les connaître, ou plus tort encore de calomnier si vous les connaissez.

Je vous prie et vous requiers au besoin, conformément à l?art. 11 de la loi du 25 mars 1822, d?insérer la présente dans votre plus prochain numéro.
J?ai l?honneur, etc.

Le procureur du roi,
Ch. Chegaray.

Note du rédacteur. ? S?il faut en croire M. le procureur du roi, nous avons grandement failli. Mais sommes-nous aussi coupables qu?il le dit et le pense peut-être ? Voyons : dans notre article du 7 de ce mois, qui l?a choqué mal à propos, deux points nous ont occupés : 1° L?arrestation préventive des citoyens Morateur, Châtelet et Breysse ; 2° la prolongation de leur emprisonnement par suite de l?appel que M. Chegaray, dans la limite de ses droits, a interjeté devant la cour, du jugement qui les acquittait. Il ne faut pas perdre de vue cet exposé de l?affaire. Et d?abord de l?arrestation préventive pas un mot. M. le procureur du roi trouve-t-il bonne et juste cette faculté d?incarcération provisoire, ou la désapprouve-t-il formellement. La question était assez grave pour qu?il donnât son avis ; aurait-il, comme homme et comme avocat, une opinion que comme procureur du roi il ne peut pas émettre ? Nous l?accorderons volontiers par le tems qui court. Mais il ne résulte pas moins de ce silence que nous avons dit vrai sous le premier rapport. Nous ajouterons que dans l?espèce d?arrestation préventive des ouvriers tailleurs de pierre était d?autant moins nécessaire que le délit à eux imputé est peu grave, de quelque manière qu?on l?envisage, et qu?ils sont propriétaires, deux directement, et le troisième par sa femme ; cependant ils ont été arrêtés préventivement pour un fait jugé huit jours après innocent par un tribunal. Oh ! M. Chegaray, que n?avez vous eu plus tôt cette pensée d?humanité qui vous honore [4.1]et dont vous vous faites avec raison un titre de gloire !

Passons maintenant au second fait que nous avons avancé, la prolongation de détention. Nous l?avons imputé à l?appel émis par M. le procureur du roi. Eh bien ! sommes-nous des calomniateurs ? Examinons : Morateur, Breysse et Châtelet ont été jugés et acquittés le 27 mars. Ils ont été mis en liberté le 2 avril suivant, à une heure après-midi, c?est-à-dire cinq jours et demi après le jugement qui les a absous. Ont-ils été détenus arbitrairement ? s?est-on rendu coupable envers eux d?un attentat à la liberté individuelle prévu par le code pénal ? Non du tout. M. le procureur du roi les a retenus prisonniers en vertu de son droit, il est vrai (nous ne le contestons pas), mais enfin il eût pu avoir plus tôt la même idée d?humanité qu?il a eu plus tard. Mieux vaut tard que jamais, et nous n?avons rien autre à dire.

Admettons donc pour vrai que Morateur, Breysse et Châtelet, après avoir subi une détention préventive de huit jours (ils avaient été arrêtés le 20 mars), ont subi après un jugement d?absolution, une prolongation de détention de cinq jours et demi. C?est là un vice de l?ordre légal contre lequel nous nous sommes élevés ; c?était notre droit, notre devoir.

Nous arrivons tout naturellement à l?erreur qu?on nous reproche ; nous ne prétendons pas esquiver la difficulté, nous l?abordons au contraire franchement.

Nous l?avouons, une erreur matérielle existe sur notre dernier numéro. Oui, le 7 avril, jour où il a paru, Morateur, Breysse et Châtelet étaient libres. Nous avons donc eu tort de les représenter comme étant encore ce jour-là sous les verroux. Oui, mais est-ce une objection sérieuse qu?on nous fait ? Ne sait-on pas les inconvéniens d?un journal hebdomadairei ? Ne sait-on pas que c?est pendant la semaine, que s?impriment les journaux soumis à cette périodicité restreinte, et non pendant la nuit comme les journaux quotidiens. Notre explication va donc se présenter d?elle-même toute naturelle comme elle vraie, et ces mots d?ignorance, de calomnie, de malveillance et autres fleurs de parquet dont on se sert à notre égard, seront de trop.

Dès le lendemain du jugement qui acquittait les ouvriers tailleurs de pierre, des démarches furent faites auprès de M. le procureur du roi pour obtenir leur élargissement. On offrit même caution. M. le procureur du roi refusa de la manière dont on refuse. Plus tard il a accueilli avec bienveillance les femmes des détenus. Nous ignorons d?où est provenu ce changement. Quoi qu?il en soit, la note de la prolongation de la détention des ouvriers nous fut remise le lundi 1er avril, à midi, par une personne intéressée que nous ne nommerons pas ; l?article fut rédigé de suite et envoyé le lendemain matin à l?imprimerie. Depuis nous ne nous en occupâmes plus. Devions-nous passer chaque jour à la geôle pour savoir si les ouvriers dont nous avions pris spontanément, mais non sans mandat, la défense, avaient ou non été rendus à la liberté. Pouvions-nous savoir que de nouvelles démarches avaient amené un heureux résultat. M. le procureur du roi avait dit non, pouvions-nous supposer qu?il dirait ensuite oui ; il l?a fait. Tant mieux, nous l?en remercions, mais en même temps nous nous disculpons en disant : Le fait que nous avons avancé était vrai, il a cessé de l?être. Il était vrai le jour que l?article fut [4.2]imprimé ; il ne l?était plus le jour où il a paru. Ce n?est donc qu?une question de temps.

Qu?on n?aille pas nous supposer des intentions qui sont bien loin de notre pensée, ni voir aucune ironie dans les remercîmens que nous adressons à M. le procureur du roi. C?est chose étrange, dira-t-on, que les remercîment d?un journaliste à un procureur du roi, ce n?est pas l?usage. Oui ; mais pas davantage qu?une lettre de remercîment écrite spontanément par des détenus devenus libres au procureur du roi qui a permis qu?on lève leur écrou. Puisque l?occasion s?en présente on nous permettra une simple réflexion. Prétendra-t-on à présent que les m?urs de la classe prolétaire ne se sont pas améliorées ? Voila trois ouvriers qui viennent de recouvrer leur liberté. Autrefois ils auraient été dans un cabaret se livrer au plaisir de revoir leurs amis en vidant quelques bouteilles, ou bien ils auraient joui dans l?intimité du ménage des embrassemens de leur famille. Aujourd?hui, leur première pensée, leur première action, c?est d?écrire une lettre de remercîment à M. le procureur du roi.

Encore une réflexion ; elles abondent.

M. Chegaray a amendé par sa sagesse le vice de la loi, mais il pouvait ne pas le faire, et en admettant, ainsi que nous en sommes personnellement convaincus, que cette lettre ait suivi volontairement la mise en liberté sans avoir été prescrite ou sollicitée, elle prouve le bon sens populaire ; elle prouve que ces ouvriers, avant de soumettre leur conduite à une seconde épreuve judiciaire, ont senti la vérité de cette maxime : Les puissans nous font assez de bien lorsqu?ils ne nous font pas de mal, et ils se sont dit : Hâtons-nous de remercier le magistrat qui a consenti à ne prolonger que de cinq jours et demi la détention préventive de trois pères de famille qu?un jugement avait absous. Est-ce là le beau idéal de la civilisation, de l?ordre légal ?

Notes de fin littérales:

i M. ChegarayChegaray a lui-même reconnu l?un de ces inconvéniens en faisant insérer sa lettre dans le Courrier de LyonCourrier de Lyon pour qu?elle fût portée plus tôt à la connaissance du public, si toutefois le public lit le Courrier de LyonCourrier de Lyon. Cet inconvénient et beaucoup d?autres disparaîtront lorsque la presse sera libre.

 

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