L'Echo de la Fabrique : 28 avril 1833 - Numéro 17

 AUX ARISTOCRATES D’AUJOURD’HUI.

C’est merveille de voir avec quelle impertinente audace, quelle fatuité, quelle morgue, certains privilégiés des villes, que le hasard a mis depuis un jour et pour un moment peut-être en haute position sociale, exploitent la crédulité de quelques gros hères de village dont l’importance se mesure à leurs arpens de terre, à peu près comme le mérite des premiers se calcule par leurs écus. Ecoutez ces docteurs, ces renégats du libéralisme qui s’égosillaient à crier à bas les gentillâtres ! à bas les noblions ! à bas la prétraille ! parce qu’ils n’avaient ni privilèges, ni noblesse, ni religion : leur langage a bien changé depuis qu’ils se croient grands ! Ils ont déposé l’envie, mais ils sont dominés par la peur ; usurpateurs d’un pouvoir qu’ils jalousaient, et qui ne va point à leur taille de nains, ils craignent à chaque instant de s’en voir dépouiller comme ils en ont dépouillé les autres. Le génie du nivellement était un dieu quand il servait leur ambition et qu’il abaissait les supériorités qui les dominaient ; c’est un monstre aujourd’hui qu’il tend à élever jusqu’à eux les trente et quelques millions d’hommes qui s’agitent au-dessous, comme si l’esclavage était moins lourd parce que celui qui vous en accable est plus indigne ; comme si l’insolence roturière revêtue d’un peu d’or était plus supportable que l’orgueil aristocratique entouré de blasons ! comme si le soufflet était moins humiliant parce que le petit homme qui nous le donne est monté sur des sacs d’argent !

En vérité, c’est pitié de voir les plates intrigues de ces mirmidons, nés d’hier, qui se croient le pouvoir d’arrêter le mouvement social, quand ils dénient à d’autres, que le prestige de dix siècles environne, la puissance de le faire rétrograder ! Ils se remuent, ils s’agitent en tout sens, et, parce qu’ils font un peu de tapage dans leur chambre ; ils s’imaginent qu’ils ont fait du bruit dans le monde. Parlez à ces heureux du siècle de progrès, d’améliorations sociales, ils vous riront au nez et vous demanderont sérieusement ce qui peut manquer aux autres quand ils regorgent de tout. Si vous insistez, comme ils n’oublient pas qu’ils sont enrichis des dépouilles de la noblesse et du clergé ; et qu’ils ne conçoivent pas d’autre moyen d’avoir pour tous que celui de prendre à quelqu’un, parce que ces hommes de loisir sont tout-à-fait étrangers à la production, que leurs dogmes politiques se résument par un ôte-toi de là que je m’y mette, ils entrent alors en fureur ; ils vous insultent, ils vous injurient, ils crient au vol, au pillage, si vous leur parlez de bien-être pour les travailleurs de la société. Les savans, les artistes, les industriels ne sont à leurs yeux que des manœuvres fort heureux, sans doute, de travailler à leur procurer des jouissances, et de trouver dans le salaire de leurs veilles de quoi payer un morceau de pain trempé de sueurs. La manière de raisonner de ces égoïstes est celle-ci : Nous [5.2]avons tout, les classes laborieuses n’ont rien, vous voulez leur donner quelque chose, donc vous voulez nous piller, il serait bien facile de leur répondre : Voila ce que vous avez fait, et c’est ce que nous ne ferons point. Quarante années de révolutions nous ont trop bien appris que la société ne gagne rien à cette politique de déplacement des fortunes ; qui est toujours une politique d’astuce, de fraude, de violence, de désordre et de haine : c’est par une politique de conciliation, de justice, d’association, qui aura pour résultat une immense augmentation de produits, que nous arriverons aux améliorations, réclamées impérieusement, songez-y bien ! par les exigences sociales. Toutes vos mesquines vues, toutes vos étroites conceptions, tous vos petits projets seraient impuissans et peut-être funestes. Faites-nous grâce, tartufes philantropes, de vos dépôts de mendicité, qui deviendraient bientôt de nouvelles bastilles, où vous trouveriez commode d’enfermer ceux qui vous gênent, lorsque vous seriez las de leur jeter le pain de l’aumône ; les maisons de refuge tueraient la liberté individuelle. Gardez vos caisses d’épargne et de prévoyance, où le malheureux n’a rien à apporter que sa misère ; créez des banques industrielles et agricoles, où il trouvera des ressources, des moyens de crédit, au lieu d’attirer à vous sa dernière obole pour alimenter encore l’agiotage et servir vos dévorantes opérations financières. N’ajoutez pas une amère dérision, une sanglante ironie à votre froide insensibilité, à votre sec égoïsme ; et, puisque votre grande maxime sociale est de laisser faire, jouissez en paix de ce que vous avez, nous ne vous l’envions pas ; mais laissez donc faire ceux qui travaillent à donner aux autres sans rien vous ôter : ne calomniez pas leurs actes ; et, s’il vous restait encore quelques doutes sur la pureté de leurs intentions, rappelez-vous que le coupable ne se montre point, que le crime se cache, et nous nous manifestons tout entiers. Vous nous connaissez, vous savez qui et quels nous sommes. Nous pouvons nous mettre en parallèle avec nos détracteurs ; nous ne redoutons point la comparaison, comme nous ne déclinons pas la responsabilité de nos paroles. Ces paroles, quoique vous fassiez, ont du retentissement ; vous-mêmes vous reconnaissez leur valeur, en vous acharnant à les combattre, car pourquoi s’attaquer à des chimères ?

Mais gardez vos éloges et votre blâme, nous n’avons point quêté votre dédaigneux appui, nous ne redoutons guère vos cabales, vos menées, vos intrigues ; l’artifice est trop maladroit, le piège est trop grossier pour que personne puisse s’y laisser prendre. Vous nous servez en cherchant à nous nuire, et lorsque dans votre ridicule et impuissante malveillance, vous, dont l’entêtement aveugle, dont la résistance impie à la loi du progrès peuvent bouleverser le monde, vous allez criant par-dessus les toits, que nous sommes des gens dangereux, des incendiaires ; ceux qui nous connaissent se mettent à rire de vos paroles ; il leur semble entendre cet adroit fripon, qui criait au voleur en retirant sa main de la poche de son voisin, puis ceux qui ne nous connaissent pas ont envie de voir des hommes qu’on leur peint si terribles, et ils viennent à nous : c’est vous qui nous les envoyez, déclamateurs maladroits ; merci ! vos dénigrantes paroles nous feront plus de bien que votre patronage.

Jullien.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique