L'Echo de la Fabrique : 18 décembre 1831 - Numéro 8

On parle beaucoup d'émigration d'ouvriers, d'ateliers à vendre pour la même cause1. Ces émigrations auraient, dit-on, pour but d'aller chercher chez l'étranger un bien-être que les ouvriers craignent de ne plus retrouver chez nous. D'abord, nous en appellerons au patriotisme des chefs d'ateliers et des ouvriers de Lyon. Porter l'industrie de son pays chez l'étranger est un crime de lèse-nation. L'émigration est parfois pardonnable, et même elle honore, lorsque la terre étrangère devient pour l'émigré une terre d'exil : c'est ainsi qu'en 1815 des Français errant sur des rives lointaines, provoquaient par leurs infortunes les bienfaits de l'hospitalité. C'est ainsi qu'en 1817 l'émigration était pardonnable quand le fatal tombereau roulait dans nos campagnes. Mais aujourd'hui pour une cause industrielle, pour une cause d'intérêt, abandonner son pays, sa famille et ses amis, cette conduite ne pourrait appartenir qu'à un égoïste, qui justifierait la cupidité de quelques hommes qui l'ont amené à commettre un acte de mauvais citoyen.

Nous avons trop bonne opinion de nos concitoyens pour croire que ces bruits sont vrais ; et d'ailleurs qu'iraient-ils faire chez l'étranger ? chercher la fortune ? Le temps des illusions est passé, et tout le monde sait qu'il n'existe plus d’Eldorado... Nous avons vu en Allemagne, en Angleterre, en Espagne et en Suisse même des Français qui avaient eu le malheur de croire que la fortune était partout, hormis dans leur pays. Heureusement le nombre n'en est pas grand, car le Français aime à vivre et à mourir sur la terre qui l'a vu naître. Eh bien ! ces Français dénués des choses les plus nécessaires à la vie, languissent loin du sol natal, tournant leurs regards vers cette patrie que la misère les empêche de revoir. Ce n’est pas tout encore : en butte à la jalousie des ouvriers originaires et surveillés par la police tracassière de certains états, ils sont comme des condamnés à des peines perpétuelles qui ne voient point de termes à leurs maux et qui, poursuivis par les remords, croient entendre la voix de leurs compatriotes qui leur crie : Vous avez le sort que vous méritez ; vous avez vendu l'industrie nationale, eh bien ! vous mourrez loin de votre patrie, et vous mourrez dans la plus affreuse misère…

Que ce tableau que nous faisons des ouvriers émigrés fasse ouvrir les yeux à ceux qui auraient la pensée criminelle de porter notre industrie chez l'étranger. Nous avons chez nous tous les élémens de prospérité, il ne s'agit que de s'entendre ; et nous croyons pouvoir prédire que dans peu les haines seront éteintes, le passé oublié et que notre ville reprendra par son commerce toute sa splendeur.

Il est encore un but qu'on peut atteindre pour prévenir l'émigration de la classe ouvrière et la prémunir contre l'adversité : une société de bienfaisance peut s'établir, dont la caisse pourrait assurer à l'ouvrier dans des temps de disette et de cessation de travail des moyens d'existence, et le préserver par là de toute insinuation perfide et de toute influence étrangère. Les ouvriers de Lyon doivent donc s'empresser de se former légalement en société et de déposer leur faible tribut à cette caisse de bienfaisance, où plus tard ils trouveront un auxiliaire contre l'infortune. Que l'autorité seconde de toute son influence cette entreprise patriotique2 ; que le riche y vienne déposer son offrande, qu'il s'associe à cette œuvre par humanité et par amour pour la paix et la prospérité de la France ; que les classes aisées pensent [3.1]enfin qu'il est du devoir de tous de faire cesser l’état de souffrance qui accable depuis si long-temps les ouvriers de la seconde ville du royaume.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Joachim Falconnet d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Cet appel que lance J. Falconnet sera écouté par les autorités. La mise en place d’une « Caisse de prêts » destinée aux chefs d’atelier était une promesse que le préfet Du Molart avait faite dès le 18 octobre 1831. Ainsi, une ordonnance du 9 mai 1832 donne l’autorisation de l’établissement d’une « Caisse de prêts » mais ce n’est que le 19 novembre 1832 qu’elle voit le jour. Son fonctionnement suscite des critiques controversées, P. Charnier la condamne pour le contrôle qu’elle exerce sur les emprunteurs alors que J. Falconnet se montre beaucoup plus enthousiaste (voir le numéro 60 du 16 décembre 1832 de L’Echo de la Fabrique). La caisse néanmoins ne semble pas avoir répondu aux attentes des chefs d’atelier et ouvriers en soie. Référence : F. Rude, Le mouvement économique et social, ouv. cit., p. 634-635.

 

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