L'Echo de la Fabrique : 19 mai 1833 - Numéro 20

De la liberté individuelle.

S’il est vrai que les mœurs des nations, comme toutes les choses humaines, ont leurs époques de progrès et de décadence : il est également vrai que les lois doivent suivre les mœurs pas à pas et que les unes et les autres doivent se prêter un mutuel appui.

Il est hors de doute que les mœurs en France sont dans leur période de croissance et marchent à grands pas vers les améliorations : les lois au contraire, dans l’état de chose actuel, au lieu de marcher avec elles, restent en arrière et ne tendent qu’à entraver, par leurs dispositions surannées, les progrès de l’esprit humain.

La révolution de 89, en régénérant le peuple français, avait sapé une foule d’abus que sous mille formes diverses, l’infernal génie du privilége a trouvé le moyen de recréer et de nous imposer encore ; le plus dangereux est cette espèce de pouvoir accordé à la magistrature sur la liberté des citoyens ; nos descendans en [5.2]croiront à peine l’histoire lorsqu’ils y liront que des hommes ont eu la faculté de disposer impunément de la fortune, de la liberté, de la vie et souvent même de l’honneur de leurs semblables ; voila pourtant où nous en sommes, et ces hommes d’un pouvoir si exorbitant sont nombreux, il y en a autant que de procureurs-généraux, de procureurs royaux, de substituts, etc.

Que faut-il, d’après notre législation, pour plonger dans les cachots un citoyen ; sans distinction de rang ni d’âge ? Une seule ligne suivie de la signature de l’un de ces messieurs ; cette ligne est souvent dictée par la délation, la haine, le soupçon ou le caprice, et voila un homme sous les verrous ; une existence irréprochable, une position sociale honorable, rien ne pourra l’en tirer ; en vain sa vieille mère, ses enfans et son épouse en larmes le réclament en protestant de son innocence ; on leur refuse jusqu’à la faveur de le voir, de le consoler ! il est au secret.

Le secret, c’est un cachot étroit, obscur et insalubre ; là, le prisonnier, surtout quand il est politique, pense, non pas au motif de son arrestation, il l’ignore souvent, mais il se retrace la douleur de sa famille, de ses amis, et sa ruine inévitable. Le chagrin, la mauvaise nourriture, l’insalubrité manquent rarement leur effet ; la santé du détenu s’altère, et pendant qu’il sollicite sa translation dans une maison de santé, la mort saisit sa proie : il meurt plus d’hommes dans les prisons que sur les échafauds ; et si les procédés des agens du pouvoir, pour éteindre un homme, sont moins expéditifs que ceux du bourreau, ils sont assurément plus cruels.

Admettons qu’un homme d’un tempérament robuste ait pu résister à ces douloureuses épreuves ; après avoir croupi six mois, un an dans les prisons, il est enfin jugé et reconnu innocent. Quelle sera sa position après sa mise en liberté ? S’il est négociant, sa faillite est la plupart du temps déclarée, ses biens vendus, sa famille expulsée de son domicile, et les premières personnes qu’il rencontre sur son passage ce sont ses enfans demandant l’aumône à la porte de la prison ; nul espoir de reprendre son commerce : le crédit qui en est l’âme a disparu ; la prévention qu’on a fait peser sur lui n’est pas tellement effacée qu’il n’en reste quelque trace dans le public, il est toujours prompt à se laisser influencer au moindre bruit de culpabilité. Que fera ce citoyen privé de moyen d’existence ? S’adressera-t-il au pouvoir pour obtenir réparation de l’attentat de ses agens ? Ce serait assez juste, mais un obstacle insurmontable s’oppose à toute réparation. Cet obstacle, c’est la loi.

Il faut se garder de croire que cette monstruosité de pouvoir n’ait pas été sentie par nos législateurs privilégiés ; ils n’en sont pas à apprendre que chacun est responsable du préjudice qu’il a causé par lui ou par les siens ; ils l’ont reconnu, pour eux, que le gouvernement que l’on appelle être moral, n’avait pas le droit d’atenter à leur liberté. Aussi se sont-ils placés en dehors de la loi générale, de sorte qu’ils ne peuvent être poursuivis immédiatement devant les tribunaux, pendant un certain temps, eussent-ils tué père et mère : ce qui prouve évidemment qu’il n’y a plus de priviléges. Quant aux pauvres diables appartenant à la gent imposable, emprisonnable et minable, un article du journal, une caricature, un propos séditieux, peut leur valoir, sans préambule, les agrémens de la prison, et c’est leur faute, pourquoi ne sont-ils pas inviolables ou ne mangent-ils pas au râtelier du budget.

Quelques-uns de nos hommes d’état ont, il est vrai, tonné dans les chambres contre la faculté illimitée des arrestations ; mais ils étaient si peu nombreux ! M. Roger, [6.1]par exemple, bonhomme qui se permet d’avoir des idées de justice, arrivant tout frais des colonies qu’il n’aimait pas beaucoup, à cause des priviléges qui les dévorent, s’était mis de singulières choses en tête ; il comparait 1830 à 89 ; on lui a ri au nez.

On trouve quelque part qu’un roi de France, de gothique mémoire, barbare ou à peu près, avait introduit dans sa législation que tout homme emprisonné pouvait être mis en liberté sous caution ; serait-ce donc à cause de son origine féodale que ce principe de liberté individuelle est repoussé par nos législateurs civilisés ? Il nous semble cependant que rien n’eût été plus facile que de l’admettre parmi nous, à l’époque où il fut décrété, la France était loin d’être aussi bien administrée qu’aujourd’hui ; il n’est actuellement aucun citoyen dont les mœurs ne soient connues des autorités locales ou de ses voisins ; celui dont la réputation n’offrira aucune garantie ne trouvera personne pour le cautionner, alors il ne pourra attribuer qu’à sa mauvaise renommée, les rigueurs de la loi qui pèseront sur lui ; alors disparaîtra ce qu’il y a eu de plus odieux dans les arrestations, on ne verra plus incarcérer, sur de simples soupçons, des citoyens qui sont dans le cas d’offrir une population tout entière pour répondant.

Il doit être admis que des innocens pourront bien ne pas être cautionnés et subir les tortures de la prison, mais alors le nombre en sera minime ; le gouvernement les indemnisera autant qu’il sera en son pouvoir, en calculant le préjudice causé à la famille et à l’existence de l’accusé. C’est dans l’intérêt de la société que vous agissez, la société doit réparer les fautes qu’elle a commises : l’intérêt de tous ne doit pas entraîner la perte d’un seul ; et pourquoi les gens du parquet hériteraient-ils du privilége des druides de désigner celui qui doit être offert en holocauste pour le salut de tous.

Vous créez de nouvelles charges, vous augmentez le budget, dira-t-on ; mais n’y aurait-il pas aussi compensation par l’économie produite dans les frais de justice criminelle ? Du reste, si cette économie était insuffisante, on y ajouterait une parcelle des fonds secrets et le déficit serait bientôt comblé.

Dédaigneux des avis de la presse indépendante, le pouvoir ne tiendra pas plus compte de ces observations que de tant d’autres, qu’importe ! nous, au moins, nous aurons rempli notre devoir ; notre tâche fructifiera pour l’avenir.

Note du rédacteur. – Cet article remarquable est de M. Menand, qui remplissait à Châlons-sur-Saône, les fonctions du ministère public dont il a été destitué à raison de ses opinions républicaines. Nous avons cru devoir l’offrir à nos lecteurs sans crainte qu’on nous accuse de mettre peu de variété dans le choix des questions qui nous occupent : celle-ci est fondamentale.

 

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