L'Echo de la Fabrique : 19 mai 1833 - Numéro 20

L’ÉCU DU LABOUREUR.

chronique.

« Il y a aucunes fois telle pièce de monnaie qui est partie de la bourse d’un laboureur, duquel les poures enfants mendient aux huis de ceux qui ont les pensions, et souvent les chiens sont nourris du pain acheté des deniers du poure laboureur dont il devait vivre. »

Ces paroles d’un député des communes aux états de Tours, en 1400 ; étaient le texte amplifié par les réflexions de Jehan Gislebert, tandis que seul il cheminait le long des haies fleuries pour regagner son village qu’il avait quitte le malin. Sa main gauche plongée dans son escarcelle, espèce de sac pendu à son côté, caressait tendrement un unique écu fort à l’aise dans un si vaste espace. C’était le prix d’un peu de blé qu’il venait de vendre au marché du bourg voisin, sous la halle du seigneur, qui lui avait pris six blancs pour ce privilége : pauvre écu, disait-il en lui-même, te voila déjà écorné ! Que de dangers te restent à éviter encore ! Que de mains tendues vers toi pour te saisir ! Oh ! mais je te tiens bon ! Forte sera la main qui ouvrira la mienne.

Et il serrait son cher écu d’une étreinte convulsive. D’abord, reprit-il, j’achèterai de la santé pour ma femme. Cette pauvre Jehannette ! Elle souffre tant, et ne peut se rétablir faute de bonne nourriture.

Et ma petite Marie !… Eh ! je le lui ai promis, je lui donnerai une robe de toile fine. Elle sera si gentille avec cela ! Chère enfant ! je vois son joli minois s’animer de plaisir à cette nouvelle. Vrai ! c’est un bonheur pour moi de la rendre heureuse. Elle plaira davantage, peut-être… et, qui sait ? Pierre est riche et la regarde souvent.

Il me faut aussi une nouvelle bêche… Si : Jehan Gislebert soupira.

Cher ami, dit-il, en pressant de nouveau son écu, suffiras-tu à tant de besoins ? Si j’avais le temps d’attendre, le vieux Samuel prendrait mon écu, et m’en rendrait deux au bout de l’an. Il en gagnerait trois, peut-être. Qu’importe !

Qu’ai-je dit ? et le bonhomme se signa.

Si du moins il voulait me prêter, mais sur quel gage ? Hélas !… Ces juifs ! Mon saint patron, préservez-moi de tout contact envers ces réprouvés !

Et si ma femme… Dieu me garde d’un tel malheur ! Si ma pauvre Jehannette est appelée là-haut !… il faudra bien lui faire dire une messe… Si j’en croyais messire notre curé, je la ferais dire dès-à-présent pour la guérison de la malade.

En ce moment une pensée plus sombre encore traversa l’esprit de Jehan Gislebert. Il pensait au collecteur.

Soudain, au détour d’un fossé, un homme s’élança en lui demandant la bourse ou la vie. Jehan Gislebert ne [7.2]donna ni l’un ni l’autre. Il était vigoureux, et d’un seul effort il se débarrassa de son adversaire. Il fallait voir ses bonds à travers champs. Jamais daim n’a été plus rapide.

Sainte Vierge, se disait le bonhomme tout haletant, je ne comptais pas cette nouvelle espèce de collecteurs.

Il arriva chez lui essoufflé. Pauvre Jehan ! quel spectacle l’y attendait ! des hommes de justice envoyés par le vrai collecteur pour saisir et vendre ! Jehan n’avait pu payer le fouage ; son écu d’argent n’avait pas suffi, mais il avait des meubles et une vache que sa petite Marie tenait embrassée par le col, et dont elle ne voulait pas se séparer. C’était pitié ! Sa femme pleurait silencieuse dans un coin de la maison vide.

Jehan sentit son sang bouillonner dans ses veines. Le malheureux !… il frappa… fut terrassé, garrotté et conduit en prison.

Quand il en sortit, jugé, condamné et vieilli, il regagna son village, la main toujours au fond de son escarcelle. Mais, hélas ! le cher, l’unique écu était absent. Les doigts de Jehan se crispaient et furetaient vainement dans tous les coins.

Pauvre ami, disait-il, tu m’as donc quitté ! on nous a arrachés l’un à l’autre ! Oh ! si je puis jamais te rencontrer ! Je te reconnaîtrais entre mille, tu portes un signe que mes yeux ne peuvent oublier.

Jehan est au seuil de sa chaumière et s’y tient immobile, l’œil effaré. Où donc sa femme ? Où donc sa fille ? Quels sont ces étrangers ? La pauvre Jehannette est morte… et Marie, sa jeune et gentille Marie ? On ne sait.

Le seigneur a mis d’autres tenanciers dans sa terre. Vers quel lieu se dirigera le malheureux Jehan ? on l’encourage, on le console, on lui offre l’hospitalité.

Il est encore des vertus en ce monde ; mais il ne faut pas les chercher trop haut. L’atmosphère des lieux élevés est nuisible à cette plante rare.

Jehan réconforté s’achemina vers la ville ; c’était fête ; tout le monde s’y ébattait de joie ; mais lui il avait faim, et son cœur était torturé.

Au détour d’une rue, une femme brillante d’atours a frappé ses regards !… C’est elle ! sa fille ! Marie !… Il veut l’appeler, il ne peut… La voix est restée dans son gosier béant. Le malheureux père vient d’apercevoir une ceinture dorée autour de cette taille svelte qu’il voulait parer d’une simple toile blanche, emblème d’innocence. Mais cette ceinture,… le signe du déshonneur, Marie, sa fille, affichant sa honte ! Malheur, malheur à lui !

Il se détourne avec mépris, avec douleur. Marie a reconnu son père ; elle est près de lui, et, oubliant son état, le presse dans ses bras.

Le vice par hasard n’éteint pas toujours l’âme. Quelques minutes après, le vieillard est chez sa fille, assis près d’une table couverte de mets auxquels il ne touche pas. Il parle avec autorité, affection, véhémence. Marie, la tête baissée et tenant une des mains de son père, pleure, promet.

Le lendemain il doit la ramener à son village, Ils travailleront !

Le lendemain, le vieillard à son réveil se trouve seul dans l’asile du vice. Une pièce d’argent se fait sentir sous sa main, dans l’escarcelle où il cherche par habitude. O bienfait ! C’est son écu, son écu au soleil ! Voila la marque qu’il lui a imprimée… Oui ; mais c’est le prix de la honte de sa fille, laissé entre ses mains, sans doute par quelque seigneur… La veille, un courtisan à pension a fait enlever Marie pour ses plaisirs. Le malheureux [8.7]père jette loin de lui l’argent corrupteur, et désespéré, s’enfuit.

Allons travailler, dit-il.

Il a subi la flétrissure de la justice des hommes. La société le repousse. On refuse ses services. Il a habité les prisons. Que n’y est-il encore ! Là du moins il aurait du pain.

Hélas ! La faim vient… Les routiers se présentent dans un buis, il s’enrôle parmi eux pour vivre et se venger de la société qui a causé ses malheurs. Quelques années après une potence s’éleva dans le bourg voisin : une vaste chaudière bouillonna sur un feu ardent, et le peuple des environs accourut avide de voir pendre un brigand fameux et bouillir une sorcière… C’était Jehan Gislebert ! C’était Marie, la gente Marie, aujourd’hui vieille, édentée, ridée, au regard satanique, au geste éhonté ! C’était le père et la fille ! Que seraient-ils devenus si on leur eût laissé la moitié seulement du l’écu que caressait jadis, dans la pauvre escarcelle, Jehan Gislebert ?

Un écu au soleil ménagé par le fisc dans l’aumônière d’un pauvre diable, est une économie importante pour le prince et l’état, dit le chroniqueur qui m’a prêté les faits de mon récit.

Bien plus sage, le législateur moderne a dit : ils contribuent, indistinctement, en proportion de leur fortune, aux charges de l’état. Mais son but est-il rempli ?

E. D. V.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique