Retour à l'accueil
18 décembre 1831 - Numéro 8
 
 

 



 
 
    

Vous me demandez, Monsieur, quelle peut être la cause du soulèvement des ouvriers de notre ville. Vous ne pouvez, me dites-vous, en croire les journaux qui attribuent les désordres des 21, 22 et 23 à la misère des ouvriers. Vous me donnez pour raison votre séjour de trois mois dans notre ville, et vous me rappelez le grand mouvement qui existait alors dans notre fabrique.

Vingt fois vous avez eu l'occasion de vous retirer entre onze heures et minuit, et à cette heure, me dites-vous, toute la population ouvrière était debout et travaillait encore : vous avez souvent admiré cette illumination des côtes, et vous en concluez que l'ouvrier qui a constamment de l'ouvrage et qui travaille depuis 5 heures du matin jusqu'à minuit, ne peut être aussi misérable que l'on veut bien le dire ; à cette occasion vous me citez les fabriques de Turin, où l'ouvrier qui commence sa journée à 7 heures du matin et finit le soir à pareille heure, gagne pourtant de quoi vivre, et vous induisez de là que si l'ouvrier gagne à Turin, 2 francs par jour en travaillant 12 heures, celui de Lyon doit en gagner 3 en travaillant 18. Votre raisonnement serait juste si les négocians l'avaient été un seul instant, et, chose presque incroyable, plus ils ont eu de demandes, plus ils ont abaissé le prix de la main-d'?uvre. Qui pourrait croire [5.2]que, pour parvenir à leurs fins, ils se sont mis détracteurs de leur propre ouvrage ; qu'ils ont préconisé les fabriques étrangères ; dit et répété tant de fois que l'Angleterre, l'Italie, la Suisse, fabriquent mieux que nous et à plus bas prix ; que Lyon était perdu, que sa seule ressource était dans l'abaissement du prix des façons : les esprits ainsi préparés, le mouvement de baisse s'est opéré, et de diminution en diminution on est arrivé au point de faire passer à deux individus mille coups de navette pour quatre sols.

Nos ouvriers, qui par bonheur ne voyagent jamais, n'ont pu vérifier si la concurrence anglaise était ou non dangereuse ; ils ont cru comme article de foi ce que leur disaient les négocians, et tout en maudissant les fabriques anglaises, ils avalaient la diminution.

L'illustre Canning en levant toute prohibition sur les étoffes de soie donna un démenti formel aux négocians de Lyon ; il leur prouva que leurs tissus étaient plus beaux et à plus bas prix que ceux de Spitafields, puisque depuis ce moment les négocians anglais viennent s'approvisionner à Lyon.

Les fabricans de Lyon ne pouvant plus citer la concurrence anglaise et craignant d'augmenter de quelques centimes, s'en sont créé une autre. Zurich était là avec ses deux milles métiers de lévantines ou de florences. Zurich a été citée ; c'était cette ville de 10,000 ames qui devait envahir toutes les affaires et ruiner notre fabrique. La main-d'?uvre, disaient nos fabricans, y est si basse que jamais nous ne pourrons soutenir sa concurrence ; que dire d'une pareille assertion, lorsque parmi trois ou quatre mille ouvriers suisses de tout état répandus dans les ateliers de notre ville, il ne se trouve pas un seul ouvrier en soie Zurichois. Certes, si la main-d'?uvre eût été à si bas prix dans ce pays, leurs amis seraient accourus à Lyon tout comme leurs compatriotes pour y gagner quelques sols de plus et y boire du vin.

Remarquons en passant que nos négocians, tout en appréhendant la concurrence de l'Angleterre, de l'Italie, de la Suisse, n'en ont pas moins anéanti la fabrique de Bologne. Lyon, depuis quelques années, possède exclusivement la fabrique des crêpes. Vingt maisons ont fait des fortunes colossales en faisant fabriquer cet article, et l'ouvrier qui le confectionne porte des sabots !...

Il est temps de vous faire connaître la ruse innocente de MM. les fabricans pour tenir constamment l'ouvrier au rabais : lorsqu'un ouvrier rend sa pièce, il en demande une autre ; le chef répond : Les affaires vont si mal que nous ne savons pas si nous devons vous en donner une autre. L'ouvrier sollicite, et le premier commis dit : J'en ai là une, mais je l'ai promise. Alors le chef semble intercéder son commis en disant : Donnez à monsieur, c'est un ancien maître, il doit avoir la préférence. L'ouvrier qui se croit le préféré, se trouve heureux et emporte la pièce destinée à un autre ; mais avant de sortir on lui dit que la pièce étant commise, il devra la livrer en tant de jours sous peine de perdre moitié de la façon.

Croirez-vous que cette ruse employée par tous les fabricans sur tous les ouvriers, ait pu avoir un succès de plusieurs années, et que c'est seulement cette automne que les ouvriers ont ouvert les yeux ? Leur raisonnement a été simple : Puisque tout ce que nous fabriquons a été commis à l'avance, puisque les commandes sont si fortes et si pressées, qu'il nous faut travailler jour et nuit, nous devons obtenir une augmentation. C'est après l'avoir réclamée auprès de leurs négocians et n'avoir eu d'autre réponse que Zurich et toujours Zurich, qu'ils se sont avisés de demander un tarif minimum. Or, ce mot tarif a fait sur les fabricans le même effet que l'eau sur l'hydrophobe. [6.1]De là, grande rumeur dans le quartier des Capucins. Nous cesserons de faire travailler, disaient ces messieurs, plutôt que d'augmenter d'un sou. L'Europe entière ne consentira jamais à payer 5 fr. 55 cent. ce que nous avons vendu l?an passé 5 francs 50 ; et là-dessus on raisonnait charte, sans vouloir se rappeler que le décret de l'empereur qui établit un tarif n'a jamais été rapporté ; qu'il a encore force de loi, ainsi que beaucoup d'autres articles supplémentaires qui subsistent toujours sans être en contradiction avec la charte.

Maintenant vous savez le reste.

Un ancien Négociant votre abonné.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique