Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur offrant la notice suivante sur le saint-simonisme.
Le créateur de la doctrine, Saint-Simon, portait un des plus illustres noms de l’ancienne monarchie : chaque matin, aux jours de sa fortune, il se faisait dire par son valet de chambre : Levez-vous, M. le comte, vous avez de grandes choses à faire. Nul homme n’a plus opiniâtrement défendu l’intérêt du peuple, nul n’a mieux compris et exposé l’utilité des travailleursi ; amoureux d’industrie et de science, il a consacré sa vie à chercher les formules qui, en mettant en honneur les travaux pacifiques, hâteraient et développeraient leurs progrès. C’est sous l’empire, surtout, au milieu du plus fort cliquetis des armes, qu’il exposait ses vues d’organisation, qu’il annonçait aux industriels, aux savans, aux artistes, que le siècle était à eux. Faut-il s’étonner qu’il n’ait pas été compris ? Faut-il s’étonner que même douze ans plus tard, cet homme de génie et de dévoûment, qui avait vendu ses habits pour payer l’impression de ses livres, soit mort misérablement, entouré à peine de quelques disciples ?
Dans la série de ses travaux, Saint-Simon avait été amené à reconnaître que, pour constituer la grande association qui devait réaliser ses rêves, l’humanité manquait de lien religieux. Ce fut la préoccupation de ses derniers jours ; elle lui fit écrire son Nouveau Christianisme, ouvrage obscur même pour ses élèves, qui l’ont interprété, les uns comme jetant les bases d’une religion nouvelle, les autres comme acceptant le christianisme, qu’il soumet seulement à la loi du progrès.
Après la mort de Saint-Simon, ses disciples cultivèrent silencieusement ses doctrines et leur firent quelques prosélytes. Le saint-simonisme n’était alors qu’une école de réformation philosophique et économique. Il n’avait proclamé ni l’abolition de l’héritage, ni le principe d’autorité hiérarchique, ni surtout sa foi nouvelle. C’est dans ces idées que les disciples de Saint-Simon publièrent le Producteur, recueil périodique auquel coopérèrent des écrivains qui sont restés constamment étrangers [6.1]à la doctrine. Bientôt les premières scissions éclatèrent. Olinde Rodriguez et Auguste Comte, les deux seuls disciples formés par Saint-Simon lui-même, qui se soient occupés de la propagation de ses idées, se divisèrent sur les points les plus importans. M. Comte, homme d’une très-haute intelligence, ancien élève de l’école polytechnique, n’emprunta plus à Saint-Simon que la partie positive et matérielle de ses conceptions, et forma une école complètement distincte qui bientôt même renia Saint-Simon pour maître. Olinde Rodrigues et les hommes qu’il avait ralliés à lui, Bazar, Enfantin, Bûchez, etc., continuèrent à se dire disciples de Saint-Simon, et préludèrent à leurs travaux politiques et religieux. Rodrigues céda bientôt, sans faire schisme, la direction suprême de l’association à Bazar, auquel s’adjoignit plus tard Enfantin. L’élaboration des questions religieuses fit éclore de nouveaux débats entre les associés : M. Bûchez se sépara de Bazar, entraînant avec lui plusieurs disciplesii. Esprit fort distingué, il recula devant le mysticisme qui commençait à poindre dans la doctrine, et devant certaines exagérations de la théorie du progrès dont les conséquences logiques lui parurent tellement monstrueuses qu’elles n’allaient ni plus ni moins loin qu’à l’anthropophagie. M. Bûchez et ses adhérens estimèrent que Saint-Simon n’avait eu en vue, dans ses travaux religieux, que de concilier le catholicisme avec le progrès : ils demeurèrent catholiques. Aux yeux des saint-simoniens proprement dits, ce fut là le schisme spiritualiste, comme la scission d’Auguste Comte avait été le schisme matérialiste. Quant à eux, leur mission était de lier la chair et l’esprit.
Ils continuèrent leur œuvre, obscure sous la restauration, et qui se produisit, pour premier fait de publicité, par une proclamation affichée sur les murs de Paris au moment de la révolution. Depuis cette époque, l’achat du Globe leur donna une tribune, leurs réunions et leurs conférences publiques leur donnèrent des auditeurs : la voie de la doctrine s’élargit ; les prosélytes arrivèrent. Le Globe se distribua gratuitement, spéculation fort adroite et fort licite. Mais, tandis qu’on enseignait au monde extérieur les points de la doctrine déjà arrêtés, l’élaboration intérieure se poursuivait ; on essayait de jeter les bases de la morale nouvelle. C’est alors qu’éclatèrent entre Bazar et Enfantin les dissentimens qui entraînèrent leur rupture. Ces deux chefs de la religion saint-simonienne ne purent s’entendre sur certains points fort délicats, comme la nature des droits que conférerait au prêtre sa suprématie hiérarchique sur les fidèles, et la morale du mariage saint-simonien ; Bazar, en s’éloignant, emmena avec lui plusieurs saint-simoniens d’un haut mérite, et cependant il ne fit pas école. Les uns, MM. Leroux, Hip. Carnot, Laurent, Dugied, etc., ont continué dans la Revue Encyclopédiqueiii la mise en lumière de la partie utile et actuellement praticable de la religion saint-simonienne ; d’autres, toujours avides d’innovations, MM. Jules Lechevalier, Transon, etc., se jetèrent à la suite de M. Fourrier, qui reconstitue le monde moral et physique avec l’attraction ; ces derniers publient le Phalanstère, feuille hebdomadaire écrite avec talent et conviction.
Cependant Enfantin, qui s’était adjoint Rodrigues comme chef du culte, c’est-à-dire de l’industrie, continua à diriger le noyau des saint-simoniens. Au bout de quelques mois, il y eut de nouveau mésintelligence entre les deux pères, pour des faits à peu près semblables à ceux qui avaient éloigné Bazar. Olinde Rodrigues se retira et prit le titre de chef de la religion saint-simonienne. Aucun disciple marquant ne le suivit. Enfantin a conservé [6.2]le nom de Père, donné un costume à ses disciples, et décoré du nom d’Eglise l’association saint-simonienne. Ce fut le 6 juin 1832 qu’eut lieu la prise d’habit des saint-simoniens à Ménil-Montant, dans la propriété d’Enfantin où ils s’étaient retirés. Ce costume se compose d’une redingote bleue sans collet, dont les revers très dégagés laissent apercevoir une tunique blanche bordée d’un ruban ponceau moiré. Une ceinture de cuir, attachée par une boucle de cuivre, est serrée autour des reins. Enfantin porte sur sa poitrine ces mots brodés en rouge Le Père ; chacun de ses disciples porte son nom brodé aussi en rouge sur le pectoral.
Telles ont été les phases de ce nouveau culte. Les schismes ont été nombreux, on le voit, en quelques années ; le schisme Comte, le schisme Bûchez, le schisme Bazar, le schisme Rodrigues ; plusieurs se subdivisent en d’autres schismes.
Dans le courant de l’année 1832, le gouvernement qui avait laissé croître et prendre consistance à l’église saint-simonienne, en conçut de l’ombrage et se mit à la persécuter. Enfantin et deux de ses disciples, Michel Chevalier et Charles Duveyrier ont été condamnés, le 28 août 1832, par la cour d’assises de la Seine, à un an de prison comme coupables de publication d’écrits attentatoires à la morale publique. Par ce même arrêt la dissolution de la société saint-simonienne a été ordonnée. Enfantin, Duveyrier et Chevalier s’étant pourvus en cassation, leur pourvoi a été rejeté. Traduits devant la police correctionnelle sous la prévention d’escroquerie, ils ont été solennellement acquittés de cette accusation que raisonnablement on ne pouvait leur intenter.
Ils viennent d’obtenir un nouveau triomphe le 8 avril dernier, devant la cour d’assises de la Seine. Enfantin et Michel Chevalier étaient traduits devant le jury pour contravention à l’article 291 du code pénal. Ils ont été acquittés. On a remarqué à cette occasion que Chevalier avait quitté le costume saint-simonien et ne portait plus de barbe. On pensait qu’à sa sortie de prison il était décidé à rentrer dans la vie active et à reprendre le cours de ses travaux scientifiques et littéraires.
M. Enfantin était vêtu du costume saint-simonien dessous un ample manteau de velours noir doublé de fourrure. A son cou était suspendu un collier symbolique dont voici la description. Il est formé de parallélogrammes, de losanges, d’ovales et d’anneaux en acier et en cuivre ; ces figures, dont la plupart ne sont polies que d’un seul côté pour exprimer l’imperfection, représentent les diverses capacités de l’association ; à l’extrémité de ce collier est placée une demi-sphère destinée à désigner le Père, et dont la surface plane porte ces mots : A la Mère.
Nous croyons devoir donner une plus ample description de ce collier symbolique.
Sur le premier côté : Le carré long représente Saint-Simon ; les deux anneaux en cuivre ovale, Rouen et Bûchez ; celui en cuivre rouge, Margerin ; la barre de fer désigne Bazar, et les huit chaînons qui y sont attachés, Jules Lechevalier, Transon, Carnot, Jean Reynaud, Leroux, Caseaux, Dugied, Resseguier ; suivent un anneau en cuivre rouge en mémoire de Bouffard, un autre en celui de Fournel ; un anneau de fer pour Lambert ; deux anneaux d’acier brillans, pour Hoart et Bruneau ; un en cuivre pour Michel Chevalier.
Sur le deuxième côté : Un triangle fer bruni, en commémoration d’Eugène Rodrigues, décédé ; un anneau en fer représentant Laurent ; un triangle cuivre rouge [7.1]pour Olinde Rodrigues ; un anneau cuivre rouge pour Stéphane Flachat ; un anneau plein en fer bruni pour Talabot, décédé ; deux anneaux en fer, l’un pour Duveyrier, l’autre pour d’Eichtal ; et un en acier poli pour Barrault.
La demi-sphère qui est appendue à ce collier est bombée d’un côté et plate de l’autre. Le côté bombé représente le Père ; autour de ces mots Le Père, se trouvent cinq clous, qui sont Olivier, Holstein, Duguet, Alexis Petit et Paul Rochette. Sur le côté plat est écrit : A la Mère.
Presque tous les saint-simoniens portaient un semblable collier, et à l’exemple d’Enfantin, qui porte sur sa poitrine ces mots : Le Père, ils avaient leurs noms brodés sur leurs gilets.
Depuis l’emprisonnement d’ Enfantin et de Michel Chevalier, un grand nombre de saint-simoniens sont rentrés dans la vie civile sans pourtant renoncer à leur foi. Ils veulent, en se rapprochant des hommes de la science, de l’art, de l’industrie, les amener, disent-ils, à leurs idées de rénovation. Un des disciples les plus ardens, M. Duguet, est entré en Belgique où il a été diversement accueilli ; un autre, M. Thomas, est allé prêcher dans les Indes ; quelques-uns sont en mission dans tout le Midi ; plusieurs annoncent l’intention de parcourir l’Ouest ; enfin, un de leurs plus éloquens orateurs, M. Barrault, chef de l’église de Lyon, qui était auparavant sous la conduite de Cognat et Derrion, vient, en l’absence du chef suprême, de reconstituer la société dissoute. La nouvelle association s’est reformée sous la dénomination bizarre de Compagnons de la Femme, et c’est à ce titre que MM. Tourneux, David, Rigaud, etc., sous la conduite de Barrault, vont aller chercher en Orient la femme libre dont ils prédisent les destinées nouvelles. Ils ont mis à la voile le 22 mars dernier de Marseille pour Constantinople et le Caire. Les compagnons de la femme se sont embarqués pour l’Orient portant tous un nouveau costume, qui consiste en un gilet écarlate à manches, une tunique blanche, un pantalon écarlate collant, des bottes molles sur le pantalon, des gantelets noirs, et une écharpe noire autour du cou.
Ce costume qui est, dit-on, symbolique, est la transformation pacifique du costume des Croisés, car la mission des saint-simoniens vers l’Orient est, comme ils le disent eux-mêmes, une croisade, non plus pour la délivrance du tombeau du Christ, mais pour la délivrance de la femme, qui dans l’Orient est esclave.
La veille de leur départ, les saint-simoniens, par l’ordre de leur chef Barrault, ont pris un bain afin de n’emporter sur leurs corps aucune souillure de l’Occident. Pendant la soirée ils ont été à l’Athénée et au Cercle des Arts proclamer le but de leur mission et faire entendre quelques-uns de leurs chants religieux, qui ont été partout applaudis avec enthousiasme.
La nuit du 21 a été consacrée tout entière par eux à une confession générale, dans laquelle Barrault, chef de la mission d’Orient, a commencé par s’accuser devant tous ses frères. Chacun des apôtres s’est à son tour accusé devant tous les autres, après Barrault.
Quelques instans avant l’embarquement, un banquet a été offert par les Marseillais aux saint-simoniens. A ce banquet, que les saint-simoniens ont voulu frugal, assistaient plus de 800 personnes.
Les saint-simoniens se sont retirés en ordre du banquet pour se rendre à bord de leur navire. Une foule immense les a suivis. Arrivés sur les bords du quai, ils sont montés dans une barque et se sont éloignés de [7.2]la terre. Aussitôt la foule est entrée dans une multitude de barques qui étaient amarrées aux quais et les a suivis.
À voir Barrault dans sa barque, environné d’une foule de bateaux remplis de gens qui épiaient la moindre de ses paroles, on se rappelait Jésus, lorsque fatigué par la foule, il montait dans la barque de Pierre, et que toutes les barques le suivaient.
A peine Barrault et les apôtres ont-ils eu pris possession du brick qui doit les transporter en Orient, que toute la foule s’y est précipitée avec eux par les manœuvres, par les sabords, par les cordages, par tous les côtés à la fois ; et lorsque Barrault en posant le pied sur le navire a dit : Désormais ce navire est saint, toute la foule a applaudi.
Ce n’est qu’à la nuit que la foule s’est retirée, et alors Barrault et les apôtres ont quitté leurs bottes pour prendre des chaussons de lisière, en signe que jusqu’à l’arrivée de la MÈRE, ils renonçaient à la terre d’ Occident.
Quelques autres saint-simoniens, notamment Terson, ex-prêtre catholique, et Massol, ont demandé au gouvernement la faculté de s’enfermer dans un bagne pour moraliser les forçats.
Nous ne suivrons pas les saint-simoniens dans leurs excursions à Bordeaux, Nantes, Dijon, Grenoble, Auxerre, Toulouse, St-Etienne, etc., nous dirons seulement qu’une colonie de saint-simoniens vient de s’établir dans le département de l’Indre. Ils ont acheté une quantité considérable de terres incultes qu’ils se proposent de mettre en valeur. Ils ont été reçus avec plaisir par les habitans.
Nous apprenons que Barrault et ses compagnons ont été repoussés de Constantinople et déportés aux Dardanelles. On assure que ceux qui se sont présentés en Allemagne ont été repoussés, et ceux qui ont pénétré en Russie transférés en Sibérie après avoir subi l’affreux supplice du knout.
Telle est au résumé cette société composée de théoriciens et de praticiens célèbres, d’ingénieurs, de médecins, de professeurs, d’avocats, d’officiers, d’artistes, etc., dont les principes et les œuvres, dans leur exaltation, sont et devaient être diversement interprétés, qui ont entrepris de régénérer le monde et périront sans doute à la peine, mais dont les immenses travaux, quoi qu’il arrive, n’auront été inutiles ni pour le progrès social, ni pour le bien-être de l’humanité.
Marius Ch......g.