L'Echo de la Fabrique : 9 juin 1833 - Numéro 23

 

Du progrès social.

Le progrès social s’opère d’une manière constante et uniforme. Depuis les siècles les plus reculés jusqu’à nos jours, il a toujours consisté dans l’émancipation des classes inférieures, opprimées et exploitées par un petit nombre de privilégiés.

Dans l’antiquité, les classes inférieures, c’étaient les esclaves. Ils étaient la propriété de leurs maîtres ; et le christianisme, en opérant leur affranchissement, fit réellement accomplir à l’humanité un immense progrès.

Au moyen âge, les classes inférieures, c’étaient les serfs. La noblesse et le clergé les exploitaient en vertu de leurs priviléges féodaux. Le nouveau progrès que l’humanité fit alors, ne put s’accomplir que par la destruction des liens féodaux, par l’émancipation des serfs, par la ruine de la noblesse et du clergé.

Aujourd’hui, les classes inférieures, ce sont les prolétaires. L’aristocratie financière et bourgeoise les exploite, comme les maîtres exploitaient les esclaves, comme la noblesse exploitait ses vassaux.

Et de même que les maîtres étaient infiniment moins nombreux que leurs esclaves, de même que les nobles étaient moins nombreux que leurs serfs, la nouvelle aristocratie qui domine aujourd’hui est une bien petite minorité dans la nation. Sur trente-deux millions de Français il n’y a que cent soixante mille électeurs ; et sur ces cent soixante mille électeurs il n’y a guère que cinq ou six mille éligibles. Ainsi tout le pouvoir politique, toute la direction de la société est concentrée entre [1.2]les mains de quelques milliers d’individus, qui sont seuls déclarés capables par la loi d’influencer les destinées de toute la nation. N’avons-nous pas raison de dire que ceux-là sont des privilégiés ?

Et à quel signe la loi prétend-elle reconnaître leur capacité ? A leur fortune. Il suffit aujourd’hui de payer cinq cents francs de contributions directes pour être une capacité politique, comme il suffisait autrefois de montrer de vieux titres de noblesse pour être jugé digne de commander un régiment. Un homme naît électeur, naît éligible, comme autrefois on naissait pair de France, comme on naissait officier. Cette capacité politique, héréditaire par la fortune, n’est-elle pas aussi ridicule que la capacité politique d’autrefois héréditaire par la noblesse ?

Eh bien ! à côté de ce petit nombre de privilégiés de la fortune, qui sont quelque chose dans l’état, parce qu’ils paient une certaine contribution foncière et qu’ils ont une certaine richesse, se trouve l’immense majorité des citoyens, qui n’ont aucun droit politique, qui ne sont ni électeurs, ni éligibles, ni membres des conseils d’arrondissement et de département, par cela seul qu’ils n’ont pas de propriété foncière et qu’ils n’ont pas une cote suffisante de contributions directes. Ces hommes, ce sont les non-privilégiés, les non-propriétaires, les prolétaires ; ce sont les ouvriers, souvent plus intelligens et plus habiles que leurs maîtres, obligés de travailler pendant l’année tout entière pour entretenir leur famille à la sueur de leur front ; c’est la classe moyenne, plus proche de la classe ouvrière que de l’aristocratie bourgeoise, et qui la nourrit par ses labeurs ; c’est le médecin, c’est l’avocat, c’est le légiste, c’est le littérateur, qui, par de longues et pénibles études ont acquis d’utiles connaissances, qui sont les flambeaux de la société, qui y répandent les découvertes de leur intelligence, mais qui sont déclarés incapables de se mêler activement des affaires de l’état, parce qu’ils ne sont pas des propriétaires fonciers. Pour trouver des prolétaires, je n’ai pas besoin d’aller les chercher en Crimée ou en Tartarie, comme maint et maint journal m’y invitent : car ils composent l’immense majorité de la nation française ; je les trouve partout, dans les ateliers, dans les champs, au barreau et dans les écoles. Et quand j’appelle ces hommes des prolétaires, je donne à ce mot la signification que lui ont donné les doctrinaires eux-mêmes, [2.1]quand ils ont dit par la bouche de M. Royer-Collard : Rien n’est plus dangereux qu’un prolétaire éloquent. Ces paroles, qu’on a si souvent répétées, sont le résumé le plus complet, le plus précis de la situation actuelle de l’aristocratie bourgeoise ; elles dépeignent ses terreurs et sa morgue.

Je n’ai pas besoin non plus de remuer la lie de la société pour trouver des prolétaires, pour me servir de l’expression aristocratique de mes confrères. La lie ne se trouve pas toujours au fond du vase, et il n’y a pas moins de corruption, pas moins de démoralisation dans les classes supérieures de la société que dans les classes inférieures. La corruption y est même plus honteuse encore : car enfin, si ces malheureux, misérables depuis leur naissance jusqu’à leur mort, sont pleins de vices et d’immoralité, il y a de l’injustice à les en accuser, il y a de la cruauté à le leur reprocher ; ils n’ont jamais reçu ni éducation, ni instruction ; ils ne connaissent de la société que ses douleurs et ses misères ; personne n’a jamais songé à eux ; la civilisation qui est une mère bienfaisante pour les classes supérieures, n’est pour ces malheureux qu’une marâtre qu’ils maudissent.

Je n’ai pas besoin non plus, pour apprendre à connaître l’homme, de me laisser renvoyer à l’école et à la réalité. Si je parle des misères du peuple, c’est parce que je les ai connues et vues autre part que dans les salons de l’aristocratie bourgeoise ; j’ai frémi assez souvent au contact de ces misères pour avoir le droit de proclamer qu’elles sont profondes et dévorantes ; j’ai assisté assez souvent à l’agonie des hommes du peuple, de ces ouvriers qui, après avoir travaillé depuis le matin jusqu’au soir de leur vie, ne laissaient souvent à leurs enfans d’autre héritage que la misère, pour avoir le droit de réclamer pour eux une Providence sociale. J’ai assez vu pour n’avoir pas besoin d’inventer ; et la réalité est trop hideuse pour que j’aie besoin de l’exagérer encore. Vous qui nous accusez d’exagérer les douleurs du peuple, dites-nous donc où vous les avez étudiées !

Du reste, quand nous demandons des droits politiques pour les prolétaires, ce n’est jamais pour ces malheureux que leur naissance a placés sur les derniers rangs de l’échelle sociale, que nous les avons revendiqués. Nous l’avons dit plusieurs fois, et nous le répétons encore, à ceux-là, il faut d’abord donner une éducation morale qui les assimile à la civilisation actuelle, une instruction élémentaire qui dissipe leurs préjugés et leur ignorance ; il faut leur assurer du travail, car le travail ne contribue pas moins à élever les hommes que des préceptes ; à ceux-là, en un mot ; il faut une émancipation intellectuelle et morale avant l’émancipation politique.

Mais les prolétaires capables, les hommes instruits et éclairés, qui n’ont d’autre propriété que leur mérite, les ouvriers intelligens et habiles, qui, dans une foule de circonstances déjà ont montré qu’ils sont aptes à participer à la discussion de leurs propres intérêts, tous ces hommes, émancipés moralement et intellectuellement, ont droit aussi à l’émancipation politique, que l’aristocratie bourgeoise leur refuse avec tant d’obstination. Chose remarquable, quand on parle de l’adjonction de ces hommes aux listes électorales, on dit l’adjonction des capacités, et la loi continue cependant à les déclarer incapables.

Eh bien ! le progrès social, qui, comme nous l’avons déjà dit, n’est jamais qu’une émancipation des classes inférieures, consiste aujourd’hui dans cette double émancipation. D’un côté il s’agit de dépouiller de leur ignorance et de leur grossièreté des hommes que leur position [2.2]actuelle exile pour ainsi dire de la société et de la civilisation. D’un autre côté, il faut relever de leur ilotisme politique tous ces hommes capables, pleins de force, de sève et de vie, et qui finiront par renverser violemment l’organisation actuelle qui les exclut de tout droit politique, si cette organisation ne les adopte et ne les reçoit dans son sein.

Sans doute il y aura toujours des degrés divers dans la société ; il y aura toujours des supérieurs et des inférieurs : comment concevoir une société sans ordre et sans hiérarchie ? Et nous reprocher de vouloir une égalité absolue, c’est nous taxer très-gratuitement d’absurdité. Mais cette hiérarchie ne doit pas être basée exclusivement sur les privilèges de la naissance et de la fortune, sur des choses qui sont en dehors de l’homme, indépendantes de son mérite propre, de sa valeur réelle. L’aristocratie de la propriété n’est ni plus juste ni plus solide que l’aristocratie de la noblesse. Et malheureusement elle semble être aussi aveugle qu’elle ; elle semble méconnaître la loi progressive de l’humanité ; car elle s’oppose avec une opiniâtreté inflexible à l’avénement des prolétaires capables à la vie politique qu’ils réclament.

« Si une conciliation prompte n’intervenait entre l’aristocratie bourgeoise et les prolétaires, a dit M. Emile Pereyre1, il s’établirait nécessairement entre eux la même lutte qui existait, il y a cinquante ans entre les nobles et les vilains ; à cette époque, un homme sorti des rangs du clergé fut assez hardi pour poser et discuter les trois questions suivantes :

« Qu’est-ce que le tiers état ? – Tout.

    Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? – Rien.

    Que demande-t-il ? – A être quelque chose. »

Qu’à la place du mot tiers-état on mette le mot prolétaire, et l’on trouvera que ces questions sont encore à l’ordre du jour. Or, on se souvient de ce qu’il advint lorsqu’elles furent posées pour la première fois.

C. B.

Notes de base de page numériques:

1 Il s’agit ici très probablement d’Émile Pereire (1800-1875), l’un des principaux saint-simoniens, spécialiste des questions de finance du Globe. En désaccord avec Enfantin, il reprendra rapidement son autonomie, abandonnera le saint-simonisme militant, et deviendra, avec son frère Isaac, l’adjudicataire du premier chemin de fer pour voyageurs construit en France, la ligne de Saint-Germain-en-Laye (1835).

 

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