L'Echo de la Fabrique : 16 juin 1833 - Numéro 24

JUSTICE DE PAIX.

1er arrondissement. – 2e Section.

M. MORIN, JUGE DE PAIX.

Nous nous empressons de mettre sous les yeux des lecteurs le dispositif du jugement rendu lundi dernier dans la cause de Grinand contre Grenier.

Attendu, en fait, que Grinand était et est encore débiteur de Grenier d’une somme de 55 fr. pour loyer échu à la Noël dernière, outre le terme courant ; qu’appelé amiablement en paiement de cette somme devant cette justice de paix, Grinand a demandé un délai qui lui a été accordé ; que ce délai expiré, ayant déclaré ne pouvoir payer, il a consenti à vider la chambre qu’il occupe dans la maison de Grenier, qui, de son côté, promet de lui laisser enlever son mobilier ; que Grinand ne voulut plus ensuite vider, à moins que Grenier lui donnât une quittance de loyer, à quoi celui-ci s’est justement refusé, une telle quittance ne pouvant avoir d’autre but que d’aider Grinand à tromper d’autres propriétaires ; que, dans cet état, Grenier prit à cette justice de paix un jugement de condamnation contre Grinand, pour le loyer dû. Mais qu’ensuite, au lieu de procéder par les voies de droit pour amener l’expulsion de son locataire, il voulut le contraindre de partir, ainsi qu’il résulte de son propre aveu, en pratiquant des ouvertures au plancher qui est au-dessus de la chambre louée.

Attendu, en droit, qu’à la vérité Grinand est dans tout son tort vis-à-vis de Grenier ; que ce dernier avait une juste cause de demander la résiliation du bail verbal et l’expulsion de son locataire, mais qu’il n’en a pas moins eu tort de se faire justice irrégulièrement et de ses propres mains ; que, sous ce rapport, l’action en dommages-intérêts formée contre lui est fondée en principe, mais que pour évaluer ces dommages-intérêts, il faut aussi avoir égard aux torts du locataire ; que d’ailleurs Grinand ne peut avoir souffert qu’un très-mince dommage, son mobilier étant si peu considérable qu’il n’a pu donner matière à une saisie.

En ce qui concerne la demande reconventionnelle formée sur le barreau par Grenier, tendant à ce que le bail verbal passé par lui à Grinand soit résilié, et à ce que celui-ci soit expulsé ;

Considérant que cette demande n’excède pas la compétence de la justice de paix, puisqu’il s’agit d’un bail verbal, c’est-à-dire susceptible de prendre fin sous les six mois, qu’ainsi la demande en restitution a une valeur déterminée qui ne saurait excéder six mois de loyer, c’est-à-dire 55 fr. ; au fond, que cette demande est bien fondée, le locataire étant évidemment en défaut d’exécuter les obligations à sa charge.

Par ces motifs, le tribunal de paix, par jugement en premier ressort, statuant tant sur la demande de Grinand que sur celle reconventionnelle de Grenier, dit et prononce que Grenier est condamné envers Grinand à 5 fr. de dommages-intérêts, que le bail verbal dont s’agit est résilié. Qu’en conséquence Grinand sera tenu de vider les lieux loués et de les remettre au propriétaire, à défaut de quoi il pourra y être-contraint dans les 24 heures de la signification du présent jugement par toutes voies de droit, notamment par la mise de ses meubles sur le carreau, Grenier condamné par forme de plus amples dommages-intérêts, aux dépens de l’instance, liquidés à… outre le coût et accessoires du présent jugement, qui sera exécutoire par provision, nonobstant appel et sans caution.

Note du rédacteur. – Ce jugement est très-important, non par le résultat, mais par le principe qu’il consacre. Quelque désir qu’ait eu M. le juge de paix d’excuser la [3.1]conduite du propriétaire Grenier, désir rendu évident par la condamnation minime prononcée contre lui, il n’a pu s’empêcher de considérer que Grenier avait eu tort de se faire justice irrégulièrement et de ses propres mains. Jusqu’à présent les tribunaux avaient bien retenti des discussions entre propriétaires et locataires, mais aucun locataire n’avait eu l’audace (nous nous servons de ce mot parce que nous l’avons entendu prononcer) d’appeler en justice son propriétaire pour se plaindre d’une voie de fait lorsqu’il n’était pas en mesure de payer son loyer. C’est justement pourquoi nous avons voulu appeler l’investigation de la justice. Il faut espérer que cette leçon servira à ceux auxquels elle s’applique. Qu’on veuille bien excuser la longueur de cette note, nous avons quelques réflexions à présenter sur le jugement.

D’abord il n’est pas exact de dire que Grinand ait exigé une quittance, mais bien un consentement pour emporter ses effets. Grenier s’y est refusé.

Pour arriver à l’évaluation des dommages-intérêts, M. le juge de paix fait cette réflexion que Grinand ne peut avoir souffert qu’un très mince dommage, son mobilier étant si peu considérable qu’il n’a pu donner matière à une saisie. Nous répondons : C’est une triste et fâcheuse préoccupation de ne vouloir accorder d’indemnité qu’à l’aisance momentanément froissée. C’est bien plutôt la misère qui en a besoin dans la moindre entrave qu’elle éprouve. La question n’était pas là du tout. Grinand réclamait des dommages-intérêts non pour des avaries causées à ses meubles, parce qu’il n’est que trop vrai de dire qu’il n’en a pas ; mais pour la privation d’ouvrage qu’il subissait, suite de l’enlèvement des pièces que la maison Bonnet et Ce lui avait confiées. Ainsi, en ne portant qu’à trente sous par jour le bénéfice que Grinand pouvait faire en travaillant, salaire dont il avait besoin pour manger, on trouve que du 30 mai au 6 juin, jour où Grinand a été libre d’établir ailleurs ses métiers, il a perdu 12 fr. Maintenant croit-on que dès le 6 juin il a pu trouver de l’ouvrage ; oublie-t-on les frais que nécessite le montage d’un métier, etc. ? N’est-il pas dès-lors dérisoire d’allouer cinq francs, et cela d’autant mieux que les dommages-intérêts devaient naturellement se compenser avec la dette du propriétaire jusqu’à concurrence. Après avoir reconnu le tort du propriétaire, ne le condamner qu’à cinq francs, n’est pas de la justice exacte selon nous, car nous ne pensons pas que celui-là dont on a compromis l’existence a moins de droits à des dommages-intérêts que celui dont le mobilier somptueux a souffert une avarie quelconque. Mais M. le juge de paix, dont nous n’avons pas attendu jusqu’à présent pour apprécier la sagesse et les lumières, est excusable, la question était neuve et hardie : un prolétaire demandant Protection à des lois faites par et pour les propriétaires, peut-être a-t-il aussi cru que l’avertissement de la justice serait suffisant.

On nous a dit, en réponse à nos plaintes, vous avez la voie de l’appel ; mais, y pense-on ? La justice, dit Mme de Genlis, est une si bonne chose qu’on ne saurait vendre trop cher. Il en coûte pour aller en appel, et beaucoup. Grinand n’a rien. Pour aller en appel il faut d’abord qu’un huissier vous en dresse l’acte ; il le fait moyennant la bagatelle de 8 fr. 70 c. Il faut consigner une amende de 5 fr. 50 c. Ensuite aller trouver un agent-d’affaires privilégié qu’on appelle avoué, et en conscience il est obligé de demander pour ses frais de mise au rôle, sommation, droit d’audience en supposant, ce [3.2]dont nous ne doutons pas, qu’il ait toujours le tarif devant les yeux, 18 fr. 50 c. Ce n’est pas tout : depuis un décret de M. Peyronnet la carriole judiciaire ne va pas avec un seul cheval ; il en faut deux, et à l’avoué qui n’a pas le bonheur d’être licencié avant 1812, il faut l’adjonction d’un avocat plaidant. Naturellement il faut le payer 15 fr., c’est le minimum. Eh bien ! additionnez et vous trouverez la petite somme de 47 fr. 70 c. On ne peut plaider à meilleur marché, d’accord, mais enfin c’est beaucoup trop pour celui qui n’a pas de quoi acheter du pain.

 

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