L'Echo de la Fabrique : 30 juin 1833 - Numéro 26

RÉFLEXIONS

sur le mémoire de j.-b. nesme, ouvrier en soie,
contre
viallet, négociant, et guérin-philippon, ancien président du conseil des prud’hommes.

MM. Viallet et Guérin-Philippon ont dédaigné de répondre au mémoire de M. Jean-Baptiste Nesme, inséré dans l’Echo de la Fabrique le 2 de ce mois (Voy. n° 22, pag. 179). Sont-ils donc si haut placés que l’attaque du sieur Nesme n’ait pu les atteindre ? Oh ! non. Quel homme en France peut se dire de taille à être dispensé de répondre à la plainte d’un concitoyen, et dès-lors il nous sera permis de croire que s’ils se sont tus, c’est qu’ils n’avaient rien à dire pour leur justification. Si l’on pouvait, contre une attaque publique, se renfermer dans une prétendue dignité, argumenter de ce qu’en langage aristocrate on appelle position socialei, le silence serait une arme défensive trop commode : heureusement on sait que penser de toutes ces belles choses.

Depuis long-temps ces simples réflexions étaient prêtes, [1.2]mais nous hésitions à les produire. Descendre à des personnalités, dans un article grave, jamais notre devoir de journaliste ne nous avait paru plus pesant. Nous aurions voulu pouvoir nous taire et laisser de côté une tâche pénible. Cette faiblesse ne nous est pas permise, il nous faut répondre avec plus d’énergie à la confiance de nos commettans. Nesme est notre client, nous lui devons le patronage qu’il a invoqué, hâtons-nous de satisfaire à son attente.

Pour procéder avec ordre, nous devons faire une distinction entre les sieurs Viallet et Guérin-Philippon. Le premier n’est qu’un simple individu ; le second fut magistrat. Il y a bien loin, on le sent, d’un particulier agissant dans la sphère de son individualité, au fonctionnaire délégué dans l’intérêt de la société pour l’exercice d’une portion quelconque du pouvoir.

Nous concevons le silence de M. Viallet ; d’abord il est étranger à l’acte arbitraire commis sur la personne de Nesme ; ensuite il se réfugie sous l’égide de la chose jugée en sa faveur. Négociant, il a voulu gagner, même aux dépens de l’ouvrier qu’il employait : si ce n’est pas très loyal, c’est au moins fort logique… pour ceux qui veulent arriver à la fortune per fas et nefas. Mais ce que nous avons peine à concevoir, c’est le silence de M. Guérin-Philippon. Homme public, a-t-il oublié qu’il doit compte à la société de sa vie tout entière ? Homme public, ignore-t-il qu’il est essentiellement justiciable de l’opinion publique ? Est-ce que par hasard, content du suffrage d’un certain monde, il se soucierait peu d’autres suffrages, et serait-il prêt à dire, comme le ministre d’Argout au député J.-B. Teste1, devenu l’avocat du trésor : Passons-nous de popularité ? (Historique.)

Nous ne reconnaîtrions plus là M. Guérin-Philippon ; car à une époque où il espérait conserver le fauteuil de la présidence, il avait soif de popularité ; dans tous les cas, c’est par rapport à lui une sottise, et une injure en ce qui concerne le sieur Nesme et l’Echo : l’un va rarement sans l’autre. Ne disons mot de la sottise, elle est facile à apercevoir. Quant à l’injure, est-ce à Nesme ou à nous qu’elle s’adresse ? Si c’est à nous, nous en rions de bien bon cœur, car nous nous soucions assez peu de M. Guérin pour qu’il puisse en faire autant de nous. Nous avons pour nos adversaires précisément la même estime qu’ils ont pour nous. Pourquoi donc vous [2.1]plaignez-vous, nous dira-t-on ? Notre réponse est facile.

Ce n’est que dans l’intérêt des principes que nous avons fait les réflexions qui précèdent ; il n’est pas bon, par une fausse pruderie, de passer sous silence les injures faites à la presse ; il convient, il est vrai, d’avoir plus de pitié que de colère contre ceux qui se les permettent, parce que ces injures témoignent un esprit étroit, mais il faut les signaler.

Si cette injure s’adresse à Nesme, c’est peut-être encore plus fort. Elle prouve le mépris des hommes d’argent contre les prolétaires ; l’oubli de la constitution qui proclame tout d’abord et comme principe fondamental : l’égalité des citoyens ; elle prouve tout ce qu’il y a d’abjection et de despotisme dans le cœur de ceux que l’histoire flétrit sous le nom d’aristocrates. C’est assez nous occuper d’un hors-d’œuvre. Passons à la discussion même de cette affaire.

Par leur silence, disons-nous, MM. Viallet et Guérin-Philippon ont accepté les reproches de J.-B. Nesme.

Un mot d’abord de ceux relatifs à M. Viallet. Ce négociant donne une disposition au chef d’atelier Nesme ; il lui fait espérer un travail suivi ; il est trompé dans ses espérances : Nesme doit-il en souffrir ? Evidemment non. Il ne l’avait pas associé a ses bénéfices : il y a donc de l’égoïsme à spéculer ainsi sur le labeur d’un ouvrier.

Nous pourrions flétrir cet égoïsme d’un nom plus exact. M. Viallet nous comprendra. A bon entendeur demi-mot.

Que les hommes soient injustes et égoïstes, nous ne pouvons, en thèse générale, le nier, ce sont des vices inhérens à la nature humaine ; la civilisation actuelle, fondée sur une base fausse et incomplète, n’a fait que les étendre au lieu de les restreindre. La religion et la philosophie se sont trouvées impuissantes pour les extirper. Acceptons donc la nature humaine telle qu’elle fut créée, les hommes tels que la société les façonne. Mais lorsque ces vices désertant les replis intérieurs du cœur humain se produisent au grand jour, ce n’est plus à la religion et à la philosophie qu’il faut en appeler pour leur répression, mais à la loi. La loi ! que ce mot est beau ! que la pensée qu’il exprime est grande ! La loi, les anciens lui donnèrent une balance et lui mirent un bandeau sur les yeux afin de montrer aux hommes qu’inaccessible à tous les genres de séduction, elle pesait également les droits de chacun. Respect à la loi ! mais si le soin de faire observer la loi est confié à des mains impures, à des ministres indignes ! ô malheur ! trois fois malheur ! L’abomination est dans le temple, et le juge prévaricateur reçoit un stigmate d’opprobre ineffaçable. Chacun est en droit de lui dire ces paroles du démocrate galiléen : Vos qui estis sul terrae, etc.

Peu d’hommes ne sont pas égoïstes, beaucoup sont injustes. L’injustice et l’égoïsme doivent trouver leur châtiment dans la loi. Ces principes admis, nous en ferons l’application à l’affaire qui nous occupe. Compalissans aux faiblesses humaines, nous excuserons l’égoïsme et l’injustice du négociant Viallet ; mais nous serons- implacables pour le magistrat qui aura été injuste.

Ces tristes réflexions s’appliquent-elles à M. Guérin-Philippon. Nous ne cherchons que la vérité, plus heureux de trouver un innocent qu’un coupable. Nos paroles pourront bien être amères : nous ne sommes pas assez lâches pour cacher notre pensée sous une expression timide et décolorée.

[2.1]Nous chercherons l’injustice, puissions-nous ne pas la rencontrer.

L’appréciation de la conduite de M. Guérin-Philippon dans la cause Nesme contre Viallet, sera le sujet d’un prochain article.

Notes de base de page numériques:

1 Jean-Baptiste Teste (1780-1852), député du Gard au début de la monarchie de Juillet.

Notes de fin littérales:

i C’est la raison qu’ont donnée MM. Clément ReyreClément Reyre et JouveJouve pour refuser satisfaction aux commissaires du banquet Odilon-BarrotOdilon-Barrot et aux patriotes de la GlaneuseLa Glaneuse. C’est sans doute la même raison qui enchaîne la langue de MM. VialletViallet et Guérin-PhilipponGuérin-Philippon Risum teneans.

 

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