L'Echo de la Fabrique : 7 juillet 1833 - Numéro 27

DES DEVOIRS DE LA SOCIÉTÉ

envers ses membres.

Pourquoi sommes-nous en révolution, jusques à quand serons-nous en révolution, se demandent chaque jour une foule de gens fatigués de l’état d’anxiété, d’incertitude et de fermentation où nous vivons ? Je réponds : Quand les lois seront en harmonie avec les besoins sociaux. Ce n’est pas seulement vers une révolution politique, mais bien vers une révolution radicale que gravite notre état social. Nos gouvernans ne l’ont pas compris, ou plutôt n’ont pas voulu le comprendre ; de là tous nos troubles, nos émeutes, nos dissentions ; de là la nécessité de faire de l’ordre public à grand renfort de janissaires.

La nature, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la source du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. D’où il faut nécessairement conclure que la classe d’hommes qui n’a de propriété que son travail et son industrie, a d’autant plus le besoin et le droit d’employer sans restriction tous ses moyens d’existence.

Ainsi, droit assuré pour tous au travail, garantie d’un minimum de subsistance, extirpation de la mendicité, tels sont les principes fondamentaux de l’ordre social.

Jusqu’ici, on n’a trouvé d’autres remèdes à la misère [1.2]que les dépôts de mendicité1 ; on a déclaré coupables dans les codes, et condamné à la réclusion, ceux qui manqueraient de domicile et de moyens de vivre. Dernièrement encore on condamnait à Paris un vieillard de quatre-vingts ans, d’après les principes de cette législation, qui ferait honte à des barbares.

L’immortelle assemblée qui seule osa toucher du doigt la plaie qui dévorait notre organisation sociale, la Convention nationale avait déclaré :

« La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. »

La Convention nationale ne savait pas reculer devant les conséquences d’un principe absolu, et plutôt que d’abandonner un seul membre de la société aux angoisses de la faim, elle décréta :

« Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire, sont une dette de celui qui possède le superflu ; il appartient à la loi de déterminer comment cette dette doit être acquittée. »2

Entendez-vous, hommes d’état, ces secours sont une dette pour celui qui possède le superflu. S’il pouvait vous rester quelques doutes sur l’équité du principe, la nécessité, l’implacable nécessité est là pour les dissiper entièrement. Vainement prétendrez-vous conserver la société en dotant les exploitans de droits légaux et d’armes matérielles contre les classes pauvres. Il leur faut du travail et du pain. Croyez-vous que ces secousses, ces déchiremens sans cesse renouvelés, tiennent simplement à une somme plus ou moins grande de liberté ? Pensez-vous que ce soit pour quelques droits dont la jouissance instantanée serait presque chimérique pour elles, que des nuées de prolétaires se sont soulevées et se soulèvent chaque jour ? Le peuple a moins besoin de droits à exercer que de bien-être ; si l’aisance était au ménage, il n’y aurait point de factieux ; la pièce publique serait déserte. C’est la faim qui fait le crime ; rendez le vol inutile, et bientôt le vol aura disparu de nos mœurs. Certes, ce n’est pas la politique qui soulève l’ouvrier de Lyoni et celui de Manchester ou de Liverpool, le prolétaire éclairé de Paris et l’ignorant Irlandais ; [2.1]c’est un peuple affamé qui veut satisfaire sa faim de chaque jour ; c’est une population de travailleurs à qui son labeur quotidien ne suffit pas pour vivre.

Du travail et du pain : voila la grande nécessité sociale de l’époque. Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! toute notre crise est formulée dans ces mots que le peuple avait inscrits sur sa bannière. Le seul moyen de conservation qui puisse être employé aujourd’hui, c’est la nécessité infligée aux classes qui possèdent, de sacrifier au bien-être des classes inférieures ; c’est le devoir moral de la protection, du secours au malheureux, qui doit être imposé comme condition d’existence à ceux qui jouissent sans travail de tous les avantages sociaux ; c’est là, selon nous, la seule digue possible à opposer au torrent populaire ; c’est là le lien moral, mille fois plus fort que toutes les armées et tous les droits de propriété, qui peut empêcher le peuple de se ruer sur ceux qui vivent du produit de son travail, et permettre à ces derniers de justifier leur existence sociale.

Qui oserait nier la misère profonde du peuple en notre temps ? Le peuple, c’est la portion la plus nombreuse et la plus pauvre de la société, celle qui vit au jour le jour, qui n’a d’autre capital que son travail, d’autre crédit que l’intérêt de celui qui le fait travailler ; cette classe enfin qui comprend vingt-cinq millions de Français, dépensant trente à cinquante centimes par jour pour vivre. Qu’a-t-on fait pour lui ? on a écrit dans la charte : « Les Français sont égaux devant la loi, et contribuent indistinctement, dans la proportion de leur fortune, aux charges de l’état. » Et celui qui n’a que le strict nécessaire, doit en retrancher une part pour contribuer à l’impôt, tandis que celui qui est pourvu d’un large superflu, n’en doit distraire qu’une part très faible et imperceptible pour lui.

Les Français sont égaux devant la loi ; et dans l’organisation actuelle de la société, l’homme de travail et de talent ne peut acquérir d’instrumens de travail qu’en se mettant à la merci de celui qui les possède ; de sorte que la capacité est presque toujours exploitée par la propriété.

Nous le demandons à tous les hommes de bonne foi : peuvent-ils se refuser à reconnaître dans la succession des actes de nos gouvernans, une exploitation constante du malheureux à leur profit et au profit des leurs ? Non : chaque effet a sa cause, et la misère des uns s’explique trop bien par la prospérité exorbitante des autres, pour qu’il soit possible de s’y méprendre. En vain s’obstinent-ils à fermer les oreilles ; partout des cris incessamment renouvelés signalent chaque jour la présence de la faim décimant nos populations.

Qu’ont fait nos économistes en présence de tant de maux ?… Ils ont analysé nos misères, ils en ont reconnu les causes, mais ils ont érigé ces causes en principes et leurs effets en nécessités inséparables de l’état social. Ils ont dit que la concurrence était le principe unique de tout perfectionnement, puis ils ont raconté comment elle engendre la baisse des salaires, comment la baisse des salaires condamne annuellement à mourir de faim et de maladie une certaine quantité de salariés, et de plus, engendre un nombre donné de vols, prostitutions et souillures de toute espèce. – Ils ont fait voir que toute tentative pour empêcher ce sacrifice, était une œuvre anti-économique, improductive, barbare, en ce qu’elle prolongeait l’agonie des victimes. On a conseillé de supprimer les aumônes et les hôpitaux ; on a prôné les avantages de la peste, de la famine et de la guerre ; [2.2]quelques-uns n’ont vu dans les ouvriers que des machines dépendantes du capital, dans les richesses, qu’un produit appartenant au capital. Eh bien ! déjà les œuvres ont porté leurs fruits : elles ont endurci les hommes du pouvoir et les maîtres ; elles les ont rendus sourds aux plaintes, quelque poignantes et quelque raisonnables qu’elles soient ; beaucoup d’esprits ont accepté qu’il y avait un nombre déterminé de leurs semblables condamnés à mourir de misère ; des gens charitables ont été persuadés que l’aumône était une faiblesse réprouvée par l’état social. Il était digne de l’immoralité de flétrir la charité.

Certes, la charité est la plus belle, la plus noble des vertus ; mais il faut qu’elle soit éclairée ; pour nos hommes d’état, la charité c’est l’aumône, c’est l’hôpital.

Le pain de l’aumône est amer ; il dessèche la main qui le reçoit. Recevoir l’aumône quand on a le droit imprescriptible du travail, lorsqu’il n’est pas de revenu plus sacré que le salaire, de propriété plus inviolable que la force physique, c’est une humiliation qui n’est pas dans les lois de la nature. Sur quelles bases repose donc cette société où l’homme de travail mendie et où l’oisif fait la charité ?… A l’homme de travail, la honte de l’aumône, quand l’oisif ne vit que de ses bienfaits ! puis, pour dernière ressource, au malheureux, l’hôpital, où il n’est reçu encore que par charité, par faveur ; car il faut des protecteurs, même pour entrer à l’hôpital !…

Changez donc cet odieux système ; favorisez la production et celui qui produit ; « ne vous bornez pas à décrier les maisons de charité, pour n’en devenir que plus durs et plus égoïstes, dirons-nous à certains hommes. Prévenez la misère, plutôt que de multiplier les asiles des misérables, répéterons-nous aux autres. » Partout où le travail suffira pour subvenir aux besoins de la vie, il y aura peu de vrais pauvres, et ceux-là seuls méritent qu’on s’occupe d’eux. Quant aux mendians de profession, il ne peut y en avoir que dans les états où la valeur des hommes est inconnue.

Il faut que les rôles soient rétablis selon l’équité, que le travailleur soit plus considéré que l’oisif, le producteur plus que le consommateur ; que tout homme probe, actif, intelligent, soit appelé à remplir de fait et de droit sa place dans la nation, et qu’il ne puisse en être exclu par la richesse et le privilège. Il faut que le prolétaire sorte de cet état d’ilotisme auquel vous l’avez réduit.

– Cette émancipation, direz-vous, offre des dangers, les pauvres nous font peur : les pauvres détestent le riche ! – Et quand cela serait vrai (ce que toutefois nous nions, et nous en appelons aux héroïques populations de Paris et de Lyon), n’est-ce pas le riche qui jette au vent les richesses du pauvre, qui le presse, le foule contre terre, écrasé d’injures, de mépris, d’insultes et de travail ? Et qui oserait dire que tout un passé de souffrances et de misères, un présent de désespoir, un avenir d’incertitude, se doivent oublier comme un rêve du matin ? Qui oserait dire que tant de pleurs et tant de sang se puissent effacer sans laisser plus d’amertume et de haine an fond du cœur, qu’un nuage qui passe ne laisse de tache au ciel. Nierez-vous que le prolétaire soit en dehors de tous les avantages sociaux, et pouvez-vous douter qu’il en réclame un jour sa part avec autorité ? Ce peuple qui travaille, ce peuple qui vous nourrit, a bien quelques droits à ne pas mourir de faim. Il sait souffrir, il y est accoutumé ; mais cela peut-il durer toujours ? – Qui pourrait raconter toutes [3.1]les douleurs qu’il a vues ? – Plus d’un riche a dit, en rentrant dans ses appartemens dorés : « Je n’aurais pas cru à tant de misère » ; plus d’un calomniateur de ce peuple souffrant et résigné : « Je n’aurais pas cru à tant de patience. » – N’avez-vous donc jamais songé que le mal pouvait monter au-dessus des forces de l’humanité, que le lion pouvait se réveiller, et qu’il en résulterait peut-être pour vous une transition épouvantable, une dépossession brusque et sans compensation ? Songez-y, car l’instant approche. Vous êtes perdus, si vous oubliez que « les fruits sont à tous et que le fonds n’est à personne ; » vous êtes perdus, car « les malheureux sont les puissans de la terre. »

Mais, que parlons-nous de réformes ? L’égoïsme est dans les cœurs. Les réformes sont impossibles, parce qu’elles blessent l’intérêt du riche, et que le riche fait les lois. L’impôt pèsera toujours sur celui qui travaille ; la grande propriété sera toujours favorisée aux dépens du pauvre et de l’ouvrier ; car les riches font les lois.

Savent-ils, pour la plupart, ce que c’est que la misère, qu’ils ne connaissent que de nom ? – C’est en vain que chaque pierre arrachée violemment de l’édifice social, annonce sa ruine prochaine, s’il n’est repris par les fondemens : cramponnés aux débris, ils marchent devant eux sans songer au retour, et semblent voir leur salut là où s’empreint le plus fortement le présage de leur chute. Qu’importe l’avenir ? Le présent leur appartient, il faut qu’il s’éternise. Les masses humaines sont fatalement condamnées à l’esclavage, à travailler et souffrir, à se plaindre et payer. Aux privilégiés, les lumières, les richesses, le plaisir, le bonheur ; au prolétaire, l’ignorance, la misère et la mort ! plus de rêve de bien-être, plus d’amélioration sociale : son avenir est de souffrir et toujours souffrir.

Et l’on nous blâmerait, nous, jeunes hommes du peuple, nous, qui nous sommes faits peuple, parce que nous avons vu de près sa misère et ses vertus, et qui avons pour lui la conscience d’un meilleur avenir, on nous blâmerait de nous passionner pour la plus noble des causes, l’humanité souffrante ! – Arrière les hommes au cœur vain et à la conscience vénale ! A eux, pour quelques jours encore, l’or du prolétaire et le pouvoir suprême ! car nul ne saurait user et briser mieux qu’eux les instrumens dont ils se servent. Mais à nous de comprendre l’avenir, de l’envisager sans peur, et d’en hâter les effets ; à nous, tous les hommes de cœur et de conviction qui sentent que l’humanité n’est pas dans sa voie, et que sa santé, son bonheur et sa complète existence, c’est le bien-être et la prospérité de tout le corps social et des innombrables membres qu’il met en mouvement.

Trélat.

Notes de base de page numériques:

1 Créés par déclaration royale en 1764, pour lutter à côté des hôpitaux contre le vagabondage, les dépôts de mendicité devenus une pièce maîtresse de l’organisation de l’assistance en France jusqu’en 1789, connurent sous le ministère Turgot une fermeture passagère. Pour le contrôleur général des Finances, ces dépôts, inefficaces tant sur le plan économique que social, s’apparentaient plus à une politique de charité qu’à une véritable politique sociale. Ils furent ensuite réinstitués par décret impérial en 1808. Ils constituent alors un lieu d’enfermement des pauvres et de mise au travail des mendiants et autres individus sans moyen de subsistance. En 1815, il existe en France 59 dépôts. Discutés dès le Second Empire, ils disparaîtront sous la IIIe République en raison de leur statut ambigu, entre institution de répression et institution d’assistance.
2 Référence ici d’abord à l’article 21 de la Constitution de l’an I, ensuite à l’article 12 du projet de déclaration de Robespierre (Sur la propriété suivi du projet complet de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Imprimé de la Convention nationale, séance du 24 avril 1793). Le texte de Trélat permet de souligner l’évolution en cours des thématiques républicaines et leur prise en compte grandissante des questions économiques et sociales.

Notes de fin littérales:

i L’émeute des ouvriers mineurs d’AnzinAnzin n’avait pas encore eu lieu lorsque cet article a été écrit. C’est un nouveau fait à ajouter.

 

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