L'Echo de la Fabrique : 7 juillet 1833 - Numéro 27

Littérature.

LE SALON.

Suite (Voy. 1’Echo, n° 26, p. 213.)

L’artiste, par la peinture, la musique, le drame, la sculpture, enseigne aux hommes le but qu’ils doivent se proposer d’atteindre ; il est l’éducateur de la société. L’artiste, saisi d’une pensée, la traduit à sa manière et la fait comprendre sous la forme qui convient à sa nature. Le poète chante le courage, le peintre le personnifie en quelque sorte dans un trait d’histoire, dans un ou plusieurs hommes qu’il propose à l’admiration de tous. C’est ce qu’a fait M. Guérin dans son tableau de la Peste de Marseille. Il y a de la grandeur dans le jeune chevalier Rose saisissant le cadavre livide d’un pestiféré, et déterminant par son exemple les forçats à l’imiter et à donner la sépulture à ces corps gisans hideux sur la terre, et d’où s’exhalent des poisons mortels. Il y a encore de la grandeur dans le tableau du Passage des Alpes, peint par M. Féron1 : ces guerriers, conduits par Annibal, sont [7.1]beaux à voir triomphant des dangers combinés de la guerre, des élémens et des accidens du terrain. Mais si l’on admire l’audace du soldat bravant les fatigues et le péril, pour acquérir de la gloire, combien n’est pas plus admirable l’énergie de celui qui, par amour de l’humanité, s’expose à des dangers d’autant plus grands, que le courage physique ne peut rien contr’eux, et qu’une auréole de gloire vient rarement le couronner ? A cause de cela seulement je préfère la Peste de Marseille au Passage des Alpes.

Voulez-vous voir le peuple tel qu’il est, quand il exerce sa souveraineté ? examinez dans la grande galerie cet autre tableau de M. Féron, c’est le Vénitien Pisani ; il sort d’un cachot aux acclamations de la multitude, et va commander des armées. La foule, qui l’aime, pleine de confiance en lui, se presse sur les pas des hommes qui le portent. Un artisan est sur le premier plan, sa figure exprime à la fois la joie naïve de l’enfance, et la fierté orgueilleuse de l’homme du peuple. Combien j’ai vu de visages pareils à celui-là durant les jours de Juillet, et combien j’en rencontre peu maintenant ! C’est qu’alors on était radieux d’espérances…

J’ai dit dans mon dernier article que le salon était tant soit peu mesquin. Je l’ai revisité depuis et j’ai un peu changé d’avis ; si les grandes compositions n’y dominent pas, on doit au moins reconnaître qu’il y a beaucoup de jolies choses. Le salon est plus populaire qu’il ne l’a jamais été, et il ne faut pas s’en plaindre. Les arts, s’ils n’ont pas pour but d’instruire et d’amuser la classe la plus pauvre et la plus nombreuse, sont véritablement sans utilité. Le salon serait beaucoup mieux si les juges du mérite des compositions avaient eu assez de goût ou de fermeté pour en écarter tout ce qui n’était pas digne d’être offert aux regards du public. Ceci soit dit en passant, et je continue mon examen.

Le peuple, c’est tout, suivant moi, et j’aime qu’on ne l’oublie pas. Eh bien ! il a trouvé des hommes et des femmes dans les artistes qui ont compris ses joies, ses peines, ses douleurs, ses plaisirs, ses besoins, ses espérances, ses devoirs et ses droits.

Rien n’est si commun aujourd’hui que de voir les gens comme il faut nier la misère des travailleurs. C’est un moyen fort simple de se dispenser d’y remédier. Il serait difficile de déterminer l’opulent fashionable à quitter ses douces habitudes pour aller se convaincre par ses yeux qu’il y a de la douleur sur les grabats du pauvre ; mais en passant dans les salles du Musée, il ne pourra s’empêcher de voir ce vieillard assis près d’un cadavre, c’est celui de sa femme, victime du choléra : lui-même ressent déjà les premiers symptômes du mal, et les jeunes enfans qui l’entourent, bientôt vont être orphelins. Le plus affreux dénûment règne dans cet asile de la maladie et de la mort, et j’ai vu plus d’une face rubiconde s’en détourner avec dégoût. Alors j’ai compris qu’il était plus simple de nier un mal que de tenter de le guérir. Les insensés ! ils ont beau fermer les yeux, leur aveuglement volontaire ne détruira pas l’existence du soleil.

(La suite à un prochain numéro.)

Notes de base de page numériques:

1 Les deux peintres français mentionnés ici sont Jean-Baptiste Paulin Guérin (1783-1855) et Éloi Firmin Féron (1802-1876).

 

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