L'Echo de la Fabrique : 4 août 1833 - Numéro 31

SUR LES CONTESTATIONS
Entre les Ouvriers et les Négocians.

De tous temps il y a eu des négocians qui ont cherché à augmenter leurs bénéfices en diminuant le prix des façons ; ce moyen simple et facile à exécuter a donné à quelques-uns d’entr’eux 40 à 50 fr. de bénéfice par jour, indépendamment de celui fait sur l’étoffe, sans que l’acheteur ait jamais profité du bas prix des façons. Les commissionnaires eux-mêmes, lorsqu’ils traitent à bénéfices, sont toujours trompés sur le prix que le marchand évalue toujours au plus haut cours, sous prétexte qu’il faut absolument ce prix pour que l’étoffe soit bien fabriquée, soit 55 c. lorsqu’il ne paie que 45 c. L’ouvrier supporte donc seul le rabais que semble obtenir le commissionnaire.

Ceci n’est pas nouveau et date de 1788. La classe ouvrière [1.2]était alors dans la plus grande ignorance, aussi eut-elle recours à l’insurrection ; la devise fut : Point de navette sans les deux sous.1 L’insurrection fut bientôt apaisée, car force reste toujours à la loi, mais aussi le mal resta, la ville fut obligée de secourir les malheureux que le travail ne pouvait nourrir ; elle dépensa des sommes énormes pendant cette année qui fut si fatale aux ouvriers, et si heureuse pour beaucoup de négocians qui firent en peu de temps des fortunes immenses ; la fabrique n’a pas oublié les noms de C........ et

P....., ou les deux têtes dans le même bonnet. Elle n’oubliera pas non plus celui de B..... qui, en 1831, a doublé sa fortune en faisant travailler à 45 c.

Les suites de la révolution de 1789, en entraînant une partie de nos ouvriers aux frontières, furent favorables à ceux qui n’avaient pas pris du service ; nos négocians, qui continuaient d’approvisionner l’univers, manquant de bras, furent bien obligés d’augmenter les façons.

L’aisance dont jouissait alors les ouvriers de notre ville y attira grand nombre d’étrangers, et les jeunes gens qui, jusque-là, avaient eu une aversion très prononcée pour la canuserie, embrassèrent cette profession, qui pour lors était la plus lucrative.

Bientôt les marchands eurent assez de métiers à leur disposition pour satisfaire aux demandes qui allaient toujours croissant ; lorsque certains d’entr’eux élargirent la voie de la fortune en diminuant les façons, les autres suivirent le mauvais exemple, et bientôt les ouvriers ne gagnèrent pas plus qu’en 1831, c’est-à-dire qu’ils furent réduits à la misère ; mais le grand, l’immortel Napoléon régnait en France, le père de l’ouvrier qui combattait sous ses drapeaux était autant à ses yeux que celui qui avait dépensé dix mille francs pour exempter son fils ; aussi, faisant la part du négociant comme celle de l’ouvrier, il imposa le tarif qui, en améliorant le sort de l’ouvrier, n’empêcha pas MM. les négocians de courir à la fortune. Napoléon déchu, les ouvriers furent sans protecteurs.

La restauration, avec sa charte octroyée qu’elle brûlait d’anéantir, laissait assez apercevoir l’intention qu’elle avait de détruire petit à petit les institutions du grand homme, pour être comprise par quelques-uns ; elle le fut par les avides ; le tarif les gênaient, ils l’oublièrent ; le tribunal des prud’hommes, par courtoisie, [2.1]ne le considéra plus comme réglement de fabrique, et tout fut fini. Cependant notre fabrique faisait toujours des progrès, tous les débouchés lui étaient ouverts, la paix générale assurant nos relations au-dehors, la ville ne put plus contenir nos ouvriers, les faubourgs y suppléèrent, les campagnes environnantes furent remplies de métiers, et bientôt les ouvriers forains égalèrent en nombre ceux de la ville, chose qui ne s’était jamais vue.

En 1789 la fabrique comptait dix mille métiers tous renfermés dans la ville ; aujourd’hui il y en a quarante mille tant au-dehors qu’au dedans.

Qui donc pourra croire qu’avec un pareil accroissement de travail les façons ont pu baisser, si nous ne révélons les ruses employées pour y parvenir, ruses qui, à la vérité, ne sont point illégales, mais on ne peut plus déloyales ; elles ont été si souvent employées, que les ouvriers les ont enfin comprises.

La première consistait à leur faire croire que notre fabrique n’avait pas pour deux années d’existence, que les Anglais nous surpassaient de beaucoup en fabrication, qu’ils vendaient à plus bas prix que nous, que le seul moyen qui restait pour soutenir une pareille concurrence, était d’abaisser le prix des façons ; comme il était impossible aux ouvriers de vérifier le fait, ils crurent, se résignèrent, et les baissiers chantèrent le TeDeum. Mais tout-à-coup la prohibition est levée, les étoffes de soie entrent librement en Angleterre, les négocians anglais accourent dans notre ville, y font des achats considérables, font de fortes commandes, deux ou trois mille métiers battent pour eux, la baisse n’en continue pas moins. L’ Angleterre donne un démenti formel aux baissiers ; ils n’en rougissent pas ; s’ils perdent l’ Angleterre, ils retrouvent Zurich, qui, au moyen des quinze cents métiers qu’elle possède et de ses ouvriers qui travaillent presque pour rien, va bientôt faire chômer nos 40 mille. Excellente raison pour baisser encore, puisqu’il faut lutter contre un pareil concurrent.

Il faisait bon voir nos baissiers débiter sérieusement une pareille fable à leurs ouvriers, qui leur répondaient avec bonhomie, que les canuts de Zurich étaient assurément mieux payés qu’ils ne le seraient à Lyon, puisqu’il n’en existait pas un dans notre ville, qui pourtant est pleine de menuisiers, ébénistes, tailleurs, cordonniers, garçons limonadiers, cochers, domestiques suisses, qui tous viennent chez nous, parce qu’ils gagnent plus que chez eux ; que si les canuts ne font pas de même, c’est qu’ils gagnent plus chez eux qu’ils ne feraient chez nous, ou que MM. les négocians les aient cloués à la banquette.

De 1827 à 30 la politique fut exploitée, il n’y avait, disait-on, qu’un changement de ministère qui pût faire cesser le malaise de notre fabrique. Dans cet intervalle on eut recours aux souscriptions, les ouvriers prirent patience en travaillant à 8 sous. L’ouvrage ne manquait pourtant pas ; toutes les pièces données étant de commission, devaient être rendues à raison de six aunes par jour sous peine de perdre un tiers de la façon ; il était d’usage d’écrire cette condition sur le livre de l’ouvrier, qui n’avait d’autre alternative que de mourir de faim ou de fatigue. Les prix remontèrent un peu vers la fin de 1829 ; ce fut l’année d’espérance.

Survinrent les grandes journées : aux premières nouvelles les marchands dépêchèrent leurs commis dans tous les ateliers pour faire suspendre les travaux, ils arrêtèrent tous les métiers, ordonnèrent aux ouvriers de se rendre en armes sur les places publiques pour seconder [2.2]le mouvement, sous peine de privation d’ouvrage à l’avenir pour celui qui n’y prendrait pas part. Les ouvriers reçurent ces ordres avec joie, les exécutèrent, soutinrent leurs patrons de toutes leurs forces ; trois mois après, pour récompense, ils furent mis à la demi-solde. Il fallut encore avoir recours aux souscriptions, ouvrir des travaux inutiles, enfin faire extraire du gravier du Rhône pour procurer à la classe ouvrière sa nourriture pendant tout l’hiver.

La belle saison reparut, les commissions abondèrent, MM. les négocians, accoutumés aux petites façons, refusèrent la moindre augmentation ; de là, réclamation au préfet, qui, ayant trouvé dans les archives deux ou trois tarifs, crut pouvoir en sanctionner un 4e. Ce vieux serviteur de Napoléon ne connaissait pas la force de l’aristocratie commerçante, protégée par l’homme qui arrondissait des millions en diminuant le salaire de ses houilleurs d’Anzin ; elle lui suscita donc les journées de novembre, que, quoi que l’on dise, les ouvriers n’ont point provoquées, et dont le résultat fut l’abolition du tarif, et la promesse d’une mercuriale qui n’a jamais paru ; plus, une énorme dette qui, étant supportée par tous, ne diminuera pas de beaucoup les bénéfices de MM. les baissiers.

1832 fut une de ces années réparatrices, jamais la fabrique n’avait autant produit, cependant certains négocians ont continué de payer 50 c. ce que leurs confrères payaient 60 c., même article, même compte. D’où peut venir une pareille différence, si ce n’est de l’humanité des uns, de l’avarice des autres.

Ne convient-il pas à MM. les négocians probes et consciencieux d’établir eux-mêmes un tarif qui serait revisé tous les six mois ? Par ce moyen ils se débarrasseraient de la lèpre des baissiers ; il n’y aurait alors d’autre concurrence que celle du goût, de la bonne fabrication ; les ouvriers, recevant tous le même salaire pour le même genre, pouvant vivre du produit de leur travail, n’assiégeraient plus les bureaux de bienfaisance, la ville y gagnerait les sommes qu’elle dépense en secours extraordinaires, pour soulager une classe d’ouvriers qui a peine à vivre en travaillant dix-sept heures par jour.

Que MM. les anciens négocians considèrent que leurs plus funestes concurrens ne sont ni à Londres, ni à Berlin, ni à Zurich, mais bien à Lyon, que l’adoption d’un tarif, en détruisant cette concurrence intérieure, n’empêche ni diminue le travail, qu’un cours est dès lors établi pour les étoffes unies, surtout, que les baissiers ne livreront plus au-dessous de ce cours ; car l’ouvrier, n’étant pour rien dans la diminution, le négociant ne sacrifiera pas la plus petite partie de ses bénéfices ; ainsi donc plus de concurrence à Lyon ; qu’ils s’empressent donc d’adopter cette mesure qui, je crois, assurera pour long-temps la prospérité et la tranquillité de notre ville.

Pierre.

Notes de base de page numériques:

1 C’est en 1786 qu’eu lieu la révolte des deux sous qui vit le Consulat et les marchands lyonnais reculer un court moment devant l’insurrection en accordant une hausse des tarifs de certaines étoffes. Ces accords furent dénoncés par ordonnances royales en août puis septembre 1786. Le pouvoir demeurait ainsi aux négociants. L’année 1786 fut également une période de très dure crise économique pour la Fabrique, la moitié de la population ouvrière étant sans emploi avant le début de l’hiver. Ce n’est alors que par l’ouverture de plusieurs souscriptions publiques que les autorités vinrent en aide aux ouvriers.

 

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