L'Echo de la Fabrique : 25 août 1833 - Numéro 34

DES ABUS EN FABRIQUE.

Tout le monde s’inquiète des causes qui suscitent les dissentions continuelles qui existent entre les négocians et les chefs d’atelier, et chacun à sa guise, selon l’intérêt qu’il y trouve ou la passion qui l’anime, résout cette grave question sans se donner le soin de remonter jusqu’à leurs sources en consultant les ouvriers.

C’est donc à nous, qui sommes les organes officiels de cette classe nombreuse et intéressante des travailleurs, de soulever le voile qui les dérobe à l’opinion publique, afin que par sa puissante intervention elle mette un terme à ces dangereux dissidens.

Parmi les monstrueux abus qui pullulent dans cette industrie, le plus direct et le plus scandaleux est sans contredit l’exploitation immorale et arbitraire du chef d’atelier par le négociant. En effet, en vertu des lois qui nous régissent, chacun exploite son industrie comme il l’entend, toutefois pourtant qu’il ne portera pas atteinte aux intérêts d’autrui ; ce droit incontestable, une fois reconnu, comment se fait-il que dans la seconde ville du royaume il se trouve une classe d’hommes assez éhontés pour transgresser aussi ouvertement la loi du droit naturel, une autre assez impuissante pour la laisser faire, et une troisième assez indifférente pour ne pas s’inquiéter d’un pareil état d’immoralité et ne pas soupçonner qu’il ne peut conduire qu’à une perturbation générale et à la ruine d’une industrie précieuse, source inépuisable de richesse et de bonheur ?

C’est un devoir bien pénible pour nous, sans doute, que de dévoiler de si dures vérités ; mais la cause des ouvriers chefs d’atelier a tellement été défigurée aux yeux de leurs concitoyens par de certains journaux, qu’il y aurait pour ainsi dire crime de notre part, si nous ne faisions tous nos efforts pour réhabiliter leur mémoire en posant la question sous son véritable point de vue. La crainte de blesser quelques susceptibilités ne nous fera point oublier la promesse que nous avons faite d’être sincère et franc ; d’ailleurs personne n’ignore que ce n’est point en flattant les défauts des hommes que l’on parvient à les corriger. Espérons donc qu’un jour l’heure de la louange sonnera, et qu’alors nous la dispenserons avec plus de satisfaction encore que nous n’éprouvons de peines à dispenser le blâme.

Après avoir cité ci-dessus les conditions de la loi qui règle les intérêts de la grande industrie, nous demanderons ici quelle est celle qui autorise un individu quel [2.2]qu’il soit à exploiter à son loisir et selon son profit la propriété et le travail d’un autre individu à son détriment et avec la presque assurance de l’impunité ? Il n’en existe pas que nous sachions ; et pourtant chaque jour une classe de citoyens, de pères de famille, d’industriels, est à la merci de cet abus scandaleux, ou par l’insuffisance des lois, ou par l’étrange stupeur dans laquelle est plongée cette classe par la crainte des récriminations.

Bientôt nous expliquerons notre pensée sur ce mot récrimination ; mais ici, sans redouter un démenti, nous dirons hautement que le chef d’atelier est exploité par l’égoïsme de quelques-uns, qu’il l’est arbitrairement et pour en donner une preuve convaincante aux lecteurs impartiaux, étrangers à nos débats, nous entrerons dans des détails peut-être minutieux, mais que nous croyons nécessaires pour éclairer leur jugement.

Dans la fabrication proprement dite des façonnés, où les genres se multiplient à l’infini, et où chaque négociant crée une disposition particulière, le métier, une fois monté selon le plan de cette maison, ne peut plus, excepté dans des cas fort rares, fonctionner pour un autre genre sans nécessiter un nouveau montage et par conséquent de nouveaux frais. En ce cas-là le chef d’atelier n’est-il pas en droit d’être certain que le négociant qui use ainsi de son instrument de travail, l’occupera constamment pendant le temps présumé pour la durée de l’article ? Sans doute la justice et la bonne foi doivent lui en donner la garantie. Pourquoi donc cependant n’en est-il pas ainsi, et que malgré les précautions prises par le chef d’atelier et adoptée en fabrique, pour que le métier ne chôme ni faute de pièces, ni faute de trames, une simple négligence ou le moindre petit caprice d’un employé suffit-il pour faire arrêter ce métier quelquefois pendant plusieurs jours ? Dans cette attente le temps s’écoule, et pour peu qu’une pareille incurie se renouvelle deux ou trois fois dans la saison, l’article arrivera à sa fin et le métier n’a souvent fabriqué que la moitié de l’étoffe sur laquelle le maître avait calculé son entreprise. Qu’on se garde bien de prendre cet exemple pour une exception, il n’est que trop vrai que dans certaines maisons de fabrique c’est presque un usage.

Peut-être pourra-t-on nous observer, d’après ce que nous venons de dire, que si le chef d’atelier ne tisse pas la quantité d’étoffes sur laquelle il avait lieu de compter, le négociant de son côté se trouvait, par la même raison, lésé dans ses intérêts. Qu’on se garde de le croire, ce dernier, par la facilité qu’il a de monter sans obstacles et à l’abri de l’impunité, tout autant de métiers qu’il lui convient, sans s’inquiéter des suites, est toujours à peu près en mesure de remplir ses engagemens envers ses commettans.

Cette digression nous amène naturellement à démontrer combien la fausseté de ce principe entraîne d’inconvéniens après lui. Ainsi que par les lois immuables de la nature, le milan fait sa pâture de l’innocente colombe, l’aigle, par droit de supériorité, fait à son tour la sienne de cet oiseau de proie. Eh bien ! il en est de même dans la fabrique entre le commissionnaire, le négociant-fabricant et le chef d’atelier.

Chacun sait que les demandes importantes dans les articles des étoffes façonnées, sont adressées par des négocians étrangers aux commissionnaires de notre ville pour être confectionnées la plupart à une époque plus ou moins longue, que nous supposerons de trois mois ; le commissionnaire, guidé par son intérêt propre, et c’est assez naturel, sachant avec quelle facilité le négociant-fabricant peut monter quelle quantité de métiers [3.1]qu’il veut sans responsabilité aucune, marchande d’abord les produits de ce négociant, lui fait des offres parfois inacceptables, et se retire laissant ce dernier dans l’alternative bien poignante sans doute de prendre ou de manquer une importante commande.

Comprenez-vous le manège ? Le commissionnaire conservant dans son porte-feuille une commande qu’il donnera plus tard, et quelquefois à ce même négociant, d’abord parce que ses produits lui conviennent, et que la crainte de manquer la commission aura décidé sans doute ce négociant à diminuer ses prétentions, le tout aux risques de faire supporter à l’ouvrier cette différence en payant un peu moins la façon, et en faisant monter 10 ou 20 métiers de plus afin de pouvoir confectionner l’étoffe pour l’époque fixée, sans égard pour le temps que le commissionnaire aura gardé la note dans son portefeuille et sans s’embarrasser le moins du monde si le chef d’atelier rentrera dans ses frais. Si vous le comprenez, ne vous étonnez donc plus de l’aigreur qui anime l’esprit des travailleurs ; mais étonnez-vous bien plutôt qu’ils aient fait taire jusqu’à ce jour leur indignation, et qu’ils n’aient point depuis long-temps sollicité la réforme d’un pareil abus.

Mais, nous observerez-vous, vous avez un conseil des prud’hommes, tuteur naturel des ouvriers, que ne vous adressez-vous à lui pour réclamer une indemnité qui puisse au moins balancer vos dépenses ? Nous vous répondrons que l’observation est juste, le conseil excellent, et que nous allons en profiter ; mais il nous vient une réflexion, et malgré toute la confiance que nous avons en la sagesse et en la justice du conseil qui condamnera sans doute le négociant à une indemnité envers nous ; nous craignons encore plus les récriminations. Voici le moment d’expliquer notre pensée sur ce mot, comme nous l’avons promis tout-à-1’heure. Nous appelons récrimination le moyen que possède une personne de se venger quand son amour-propre la porte à croire qu’elle a été lésée dans ses intérêts. Ainsi donc il pourrait arriver qu’en obtenant justice du conseil des prud’hommes le chef d’atelier ne fût pas à l’abri de la vengeance de certains antagonistes qui trouveraient bien quelques moyens pour faire repentir le pauvre diable de sa témérité.

Mais qui vous oblige, nous direz-vous, à continuer vos relations avec cet homme ; réglez vos comptes avec lui et quittez-le. Ah ! allez doucement, s’il vous plaît ; il est, à la vérité, des cas où cela est praticable, comme par exemple si nous n’avons qu’un seul métier tissant pour lui ; mais aussi, s’il arrive que nous ayons 3, 4 ou 5 métiers pour ce négociant dont nous avons à nous plaindre, qui nous répondra qu’il ne se vengera pas en arrêtant les uns après les autres tous nos métiers ? A la vérité, c’est embarrassant ; mais dans ce cas là, attendez pour réclamer votre indemnité, que vous ayez placé au moins une partie de vos métiers dans quelque fabrique moins déraisonnable, et alors, sans redouter ce que vous appelez la récrimination, vous pourrez réclamer votre juste salaire.

Ah ! nous voyons bien maintenant que vous ne connaissez pas la jurisprudence de notre conseil, et vous cédez là au bon sens qui vous inspire tout juste ce que le législateur a prévu pour les grandes industries : c’est qu’il ne devrait point exister de prescription pour le droit de réclamation de la chose due, ou tout au moins que l’époque de la prescription devrait être assez longue pour donner le temps de se mettre en mesure ; mais ici c’est différent, passé le mois après le compte réglé, adieu tout recours, adieu toute espérance, et [3.2]dans l’espace d’un mois placez donc, s’il vous plaît, 3 ou 4 métiers à l’abri de la vengeance du puissant ! Hum ! qu’en dites-vous ?

Empressons-nous maintenant de rassurer les susceptibilités craintives qui auraient pu se reconnaître dans quelque partie de ce tableau, en les prévenant que ce sont moins les exactions de certains hommes que nous avons voulu signaler, que le danger qui pouvait résulter de la conservation d’un tel ordre de choses. Nous avons voulu faire sentir la nécessité pressante de créer enfin des lois qui protègent toutes les industries sans distinction.

B.......

 

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