L'Echo de la Fabrique : 18 août 1833 - Numéro 33

Variétés.
Breton-Double ou la femme hussard.

Nous étions à la fin de 1806 ; par une belle matinée d’automne, Napoléon passait dans le Champ-de-Mars une grande revue de ses troupes chargées des lauriers de l’Egypte, de l’Allemagne et de l’Italie : il se plaisait à parcourir les rangs serrés de ces braves dont il était accoutumé à partager les fatigues et les dangers sur les champs de bataille.

La foule garnissait les avenues et les tertres ; on se pressait pour mieux contempler les traits de l’empereur, dont la gloire et le renom remplissaient déjà le monde. L’enthousiasme qui éclatait de toutes parts était un glorieux présage des grandes destinées qu’il devait remplir. Mais alors ! ! !…

Il avait déjà passé devant le front de plusieurs régimens, lorsqu’il arriva au 6e hussards, si remarquable par sa belle tenue. Son œil d’aigle eut bientôt aperçu un hussard volontaire qui caracolait hors des rangs ; il s’écria aussitôt :

« Pourquoi ce hussard n’est-il pas à son poste ? Monsieur, dit-il au colonel, comment se fait-il que, dans un régiment que je me plais à citer comme modèle, je sois témoin d’une pareille infraction à la discipline ? Que cet homme soit mis pour huit jours aux arrêts.

– Sire, reprit le colonel, permettez-moi d’en appeler à vous-même d’un jugement si sévère et de solliciter la grâce de mon volontaire ; vous ne me la refuserez pas quand vous l’aurez interrogé.

– Eh bien ! soit, dit l’empereur ; qu’il vienne ! »

Le hussard au galop l’eut bientôt rejoint, et il s’établit entr’eux le dialogue suivant :

« Ton nom ?

– Mon empereur, mon nom est Ducond-Laborde : le régiment m’appelle Breton-Double.

– Pourquoi as-tu quitté les rangs ?

– Je n’y suis jamais entré ; j’ai toujours suivi le régiment comme volontaire, ne voulant en faire partie que quand votre majesté m’en aura trouvé digne.

– Depuis quand es-tu attaché au régiment ?

– Depuis huit ans.

– Qui t’a engagé à prendre du service ?

– L’amour de mon pays et de mon mari dont je n’ai jamais voulu me séparer.

– Quoi ! vous êtes une femme ?

– Oui, sire, et vous n’aurez jamais dans le régiment de bras plus dévoué que le mien.

– Quel est le nom de votre mari ?

– Poncet, maréchal-des-logis chef.

– Quel est votre pays ?

– Angoulême.

– Votre âge ?

– Trente-trois ans.

– Avez-vous des enfans ?

– Oui, Sire, un garçon.

– Que fait-il ?

– Trompette au 2e dragons.

– C’est bien. Connaissez-vous la manœuvre ?

– Oui, sire, et le maniement du sabre aussi.

[7.1]– Je suis curieux de le voir, dit l’empereur, qui écoutait Breton-Double avec un intérêt toujours croissant. Colonel, faites avancer un peloton, et que ce brave Breton-Double entre dans les rangs. »

Le colonel commanda les évolutions, qui furent exécutées par Breton-Double avec une précision et une ardeur qui enchantèrent l’empereur, surpris de voir une femme manœuvrer un cheval avec une pareille vigueur et l’assurance d’un soldat de dix campagnes.

« C’est assez, dit-il, je suis content, Breton-Double, je te fais maréchal-des-logis d’ordonnance : voila pour tes galons. » En même temps il lui met un Napoléon dans la main, donnant l’ordre qu’il lui en fût compté vingt-cinq.

« Va rejoindre ton escadron, nous nous reverrons. »

Breton-Double enchantée, alla prendre la place que lui assignait son nouveau grade, après avoir remercié l’empereur, au milieu des félicitations, des vivats des nombreux témoins de cette scène.

Le 6e hussards partit pour rejoindre le corps d’armée qui entrait en Prusse, et la bataille d’Eylau fournit bientôt à Breton-Double l’occasion de se distinguer. L’affaire était déjà engagée depuis plus de deux heures ; Breton-Double, qui avait été détachée sur l’aile droite pour porter un ordre, revenait à son poste, lorsqu’elle trouva un peloton enveloppé par un gros de cavaliers russes ; ne consultant que son courage, elle s’élance le sabre à la main sur l’ennemi, tue le capitaine, dégage nos soldats, et revient au quartier-général rapportant l’écharpe de l’officier qu’elle vient de frapper.

Instruit de cette action d’éclat, l’empereur la fit récompenser par une médaille d’or que Breton-Double conserve avec un religieux respect.

À cette époque mémorable où nos troupes marchaient victorieuses de capitale en capitale, les braves avaient souvent l’occasion de se distinguer, et la bataille de Friedland en devint une nouvelle fort brillante pour Breton-Double.

A peine au commencement de la journée, elle recut une balle sur la hanche, qui lui laboura la cuisse droite. Loin d’en être arrêtée, elle ne se jette dans la mêlée qu’avec plus d’ardeur, et déja plusieurs ennemis avaient payé de leur vie les douleurs qu’elle ressentait, lorsqu’une autre balle vint la frapper sous l’aisselle droite. Malgré cette nouvelle blessure, elle ne quitte point le cheval, et au lieu d’aller à l’ambulance comme on le lui dit, elle prend sa cravatte, bande sa plaie pour en étancher le sang, met son bras en écharpc et après avoir passé la bride de son cheval autour de son cou, change son sabre de côté, et le prenant de la main gauche, elle s’élance comme une hyène furieuse, se fraie un passage, et après avoir porté la mort dans les rangs, s’empare de six Prussiens qu’elle fait prisonniers et qu’elle amène à l’empereur. Napoléon reconnaissant Breton-Double, fut touché de tant de dévoûmenl et de bravoure, qu’il détacha sa croix d’honneur et la lui pinça sur la poitrine en donnant l’ordre de la conduire à l’ambulance pour y faire panser les blessures dont elle était couverte.

Depuis lors jusqu’en 1815, Breton-Double ne quitta point son régiment, et elle rendit à l’armée de grands services, soit comme soldat courageux, soit en qualité d’ordonnance, en pénétrant dans les lignes ennemies sous les vêtemens de son sexe, tantôt comme vivandière, tantôt comme paysanne ; ses rapports fidèles ont plus d’une fois aidé le génie du grand capitaine.

C’est à Waterloo,
De vaillance et de deuil souvenir douloureux,
[7.2]que Breton-Double paya son dernier tribut à la France qu’elle servait depuis dix-sept ans ; elle eut la jambe gauche fracassée par un boulet, et Poncet, son mari, devenu capitaine, plus heureux qu’elle, est mort à ses côtés, rêvant que l’Aigle était encore vainqueur.

Amputée sur le champ de bataille, Breton-Double devint pour les ennemis qui la recueillirent un objet d’admiration et de respect. Le colonel Barown du royal Irlandais, régiment du duc de Kent, la conduisit à Dublin où elle subit une seconde amputation au-dessus du genou.

Elle passa six ans en Angleterre, partout honorée et fêtée, et ne revint en France qu’après la mort de Louis XVIII, munie des certificats du consul de France à Dublin et de l’ambassadeur français à Londres.

Sa longue absence après le désastre de Waterloo avait fait présumer sa mort, et cette femme, si digne de l’ordre de la Légion-d’Honneur, en avait été éliminée comme morte à Mont-Saint-Jean.

Toutes les démarches pour obtenir sa réintégration furent infructueuses, malgré le généreux appui de l’ambassadeur anglais.

Une victime de Waterloo ne devait pas ressusciter alors !

Au lieu de la réintégrer sur les contrôles, on lui fit obtenir une pension de 250 fr. que Charles X lui paya sur sa cassette.

Les généraux Foy et Lamarque, sous les ordres desquels elle avait servi, et l’ancien curé d’Auteuil, auquel elle avait été recommandée, lui adressèrent de fréquens secours ; ils ne sont plus, et la révolution de juillet, qui devait réparer tant d’infortunes, a accru celle de Breton-Double en la privant de la seule ressource qu’elle recevait de la main du roi déchu.

Mais des droits si légitimes ne pouvaient pas être méconnus, et la veuve Poncet vient d’être informée qu’au ministère de la guerre et à la Légion-d’Honneur, on s’occupait de satisfaire à ses réclamations, en liquidant l’arriéré de sa croix, et en lui accordant une pension comme veuve de capitaine, et sa retraite comme ancien maréchal-des-logis amputé.

Espérons que les lenteurs bureaucratiques seront stimulées par cette glorieuse misère.

En attendant, son corps mutilé, couvert de haillons, repose sur un grabat dans la boutique du serrurier de Grenelle.

« Si j’ai la fortune basse, j’ai le cœur haut. » Ces mots, qu’elle répète souvent, peignent le caractère de cette femme peut-être unique.

Si vous venez quelquefois visiter le gymnase de M. Amoros, franchissez la barrière qui est voisine, et faites deux cents pas dans la rue de Grenelle, qui lui fait-face, vous verrez, à gauche, dans un champ creux, une baraque en planches mal jointes : un serrurier l’habite ; son enseigne l’indique : Ci-gît…, serrurier de Grenelle, et les poules, les pigeons, les chèvres, les chiens et les lapins, que vous verrez pêle-mêle dans l’habitation et ses dépendances, vous annonceront que l’honnête artisan (reste aussi mutilé de nos anciennes armées), se méfiant du produit de son enclume, y a joint une autre industrie : mais ce que le hasard, ou la commère du voisinage, pourra seul vous apprendre, c’est que l’un des coins de cette misérable cahute est l’asile de Breton-Double, femme qui fit pour son pays plus que maint pair de France.

Si vous rencontrez une femme couverte de haillons, traînant péniblement, sur des béquilles, un corps abîmé de [8.1]douleurs et de blessures : c’est elle ; saluez-la : sa misère commande le respect.

Son fils, devenu maréchal-des-logis-chef dans le 2e de dragons, et décoré de la croix-d’honneur, a suivi l’empereur à l’île d’Elbe, et depuis lors elle n’en a plus eu de nouvelles.

Bien des souscriptions furent offertes à des infortunes moins grandes et moins glorieuses.

(Historique.)

 

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