L'Echo de la Fabrique : 1 septembre 1833 - Numéro 35

AU RÉDACTEUR.

Lyon, 18 août 1833.

Les colonnes de votre journal étant ouvertes à toutes les réclamations des personnes qui ont quelques plaintes à faire entendre, je vous prie de vouloir bien accueillir les miennes et leur donner place dans votre prochain N°.

Dans le courant du mois d’avril 1827 M. Viallet me fit la proposition de monter pour lui un article nouveau, de sa création, me faisant espérer, comme chose certaine, que je ferais là une affaire dorée, et dont la réussite était immanquable. Me confiant à cette promesse, je me mis de suite en mesure pour disposer mon métier, et le 19 du même mois je reçus la pièce. Lorsque j’eus commencé à tisser M. Viallet vint me voir et exigea de moi que j’établisse un régulateur au métier, chose dont il n’avait été nullement parlé quand il me donna la disposition. Nonobstant les observations que je pus lui faire sur cette surcharge de frais que d’ailleurs je jugeais fort inutile puisque je répondais de réduire aussi régulièrement sans ce moyen ; force fut à moi de m’y soumettre, et je me mis en mesure de m’en procurer un. Malgré toute la diligence que je fis pour établir ce régulateur, 5 journées se passèrent sans que je pusse travailler, et ce par la faute de M. Vallet qui aurait bien pu me prévenir quand je pris sa disposition.

Le 30 avril je reçus des matières qui me permirent de travailler jusqu’au 4 mai époque où M. Viallet me fit chômer jusqu’au 9, où j’en reçus de nouvelles pour aller jusqu’au 15. Fatigués de ces chômages si souvent réitérés, et de ce nouveau refus, je fis paraître M. Viallet pardevant le conseil des prud’hommes le 19 du même mois, afin d’obtenir un dédommagement pour le temps qu’il m’avait fait perdre par son incurie, et je dirai même par sa fausse entreprise, puisqu’il n’a su que faire du cet article qui n’a point réussi au gré de [5.1]ses désir. 40 jours s’écoulèrent ainsi tantôt travaillant, tantôt chômant par la faute de M. Viallet, c’est-à-dire depuis le 19 avril jusqu’au 6 juin, jour où je rendis mes comptes. La façon de l’étoffe fabriquée dans l’espace de ces 40 jours se montait à 31 fr. 35 c. Pour cette misérable somme un père de famille aura donc, par l’incurie et la fausse spéculation du négociant, passé 40 jours en travail ou en courses inutiles, et fait 80 fr. de frais pour disposer un métier, sans pouvoir espérer d’être dédommagé et même de rentrer dans ses déboursés, au mépris de toute justice, ceci ne paraît pas croyable, et pourtant c’est ce qui est arrivé en l’an de grace 1827, sous la présidence de M. Guerin-Philipon, dans une séance à huis-clos du conseil des prud’hommes, qui ne voulut nullement entendre les motifs de ma demande, ni apprécier la valeur de mes réclamations, qui consistaient en une indemnité de 120 fr. pour 40 journées d’un travail continuellement interrompu, comme je le prouve plus haut, et me dédommager sur 80 fr. de frais pour le montage d’un métier, plus les frais de 9 invitations, 3 révisions et 1 citation, et qui, bien loin de prononcer un jugement en faveur d’un homme dont le droit était incontestable, en rendit un qui me déclarait débiteur de celui par qui j’avais été si étrangement lésé ; car ce jugement portait que je livrerais mon régulateur qui me coûtait 23 fr. à M. Viallet, qui fut condamné à me compter seulement 20 fr. pour toute indemnité.

Les expressions me manquent, M. le rédacteur, pour peindre toute l’indignation que j’éprouvai à l’audition d’une pareille prévarication, et donnant un libre essor aux ressentimens qui m’animaient alors je me permis des propos que M. Guerin-Philipon trouva fort inconvenans et qu’il me fit expier par cinq jours de prison ; ce qui n’a point éteint en moi le désir de faire connaître au public tout ce que je pense d’un pareil homme et de celui qui fut la cause première de tous mes maux.

En désespoir de cause, je sollicitai et j’obtins une audience de M. le préfet à qui je présentai un mémoire dans lequel j’avais établi tous les griefs dont j’avais à me plaindre, et qui, indigné de cet acte arbitraire, m’engagea à rappeler mon affaire, et porta la bienveillance jusqu’à apostiller mon mémoire, que je remis ensuite à M. le président du conseil des prud’hommes.

Espérant donc que justice me serait enfin rendue,1e 2 janvier 1832, je rappelai cette affaire devant le conseil des prud’hommes ; mais à l’audience du 9 juillet dernier mes espérances s’évanouirent ; car j’appris que cette affaire avait été jugée en dernier ressort par M. Guerin-Philipon, et que j’étais débouté de toutes demandes. Il ne me reste donc plus que le jugement de l’opinion publique que je veux instruire de tout ce qui s’est passé dans cette déplorable affaire, afin qu’elle puisse enfin connaître sur quels fondemens reposent les intérêts des ouvriers.

C’est ce que je ferai dans la prochaine lettre que je vous adresserai et pour laquelle je réclame dès aujourd’hui votre obligeance, dans l’espérance que vous ne la refuserez pas.

Recevez, etc.

Nesme.

Rue Tholozan, n° 20.

 

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