L'Echo de la Fabrique : 1 septembre 1833 - Numéro 35

DU JUGEMENT PAR JURY
Dans les matières soumises aux prud’hommes.

Pour secourir1 les chances judiciaires d’une classe de justiciables, le ministre s’est donné licence d’intervenir dans le sanctuaire des prud’hommes ; il a osé, d’une main sacrilège et selon les combinaisons intéressées de ses privilégiés, réduire les organes de la justice de paix industrielle, brisant à demi les pouvoirs d’un tiers des élus de l’industrie, et cela au mépris du principe de l’élection : ministres, nous vous rendons grâce ! car votre expédient a mis à vue un vice radical dans l’institution des prud’hommes, et nous a suggéré de concevoir une organisation nouvelle ; dans une série d’articles nous nous proposons d’exposer cette organisation.

Et d’abord quels seront nos juges de prédilection ? Des jurés.

A première vue, ce choix vous étonne, et nous n’en sommes pas surpris ; nous savons très bien que notre doctrine ne peut encore faire fortune ; car, selon toute apparence, il y a en France du provisoire pour long-temps : mais enfin, marchant à l’avenir et nous diligentant sur la route, il nous semble bon, même de loin, d’attacher les regards au point d’arrivage ; c’est risquer moins de méprises : préparons-nous ; et si demain il fallait constituer sur des bases nouvelles la juridiction des prud’hommes, soyons prêts ; par anticipation arrêtons que cette base sera le jury : oui, le jury, parce qu’en quelque matière que ce puisse être, jamais, sans cette institution, bonne justice ne sera rendue : et quand nous nous avisons de cette organisation judiciaire, c’est avec une conviction depuis long-temps formée et dont voici les causes :

Avez-vous jamais pris garde qu’au front de ces citoyens, le plus souvent l’un à l’autre inconnus, sans préjugés, sans précédens qui les lient, sans infatuation, sans passé, sans avenir judiciaires ; de ces jurés qui du sort tiennent commission de rendre justice, et soudain apparaissant comme l’éclair, se dissipent comme les nuages sitôt qu’est tombée la foudre ; avez-vous jamais pris garde qu’au front de ces juges du destin, il brille comme une auréole imposante et fatale ; que le sentiment de justice dont ils sont animés respire je ne sais quelle candeur qu’habitude flétrit si vite dans la profession de juge.

Dès que les jurés délibèrent, je ne vois en eux que les conseillers du sort, et j’ai peine à reconnaître les hommes que je viens de rencontrer sur le chemin public ; et quand ils prononcent l’arrêt, je pense entendre la grande, la religieuse voix de la fatalité qui imprègne tous les cœurs de résignation ; et vraiment il ne vient non plus à l’idée de s’en prendre à ces juges des condamnations [7.1]qu’ils infligent, qu’au hasard du rocher qui blesse en roulant ; parce que le jury est peuple, et que ses décrets sont les décrets de la souveraineté populaire à laquelle désormais appartient toute gloire et toute puissance.

Mais au lieu de cette solennelle institution, voyez en mouvement nos établissemens judiciaires ! comme ils sont mesquins et écourtés ! en habillemens romains, là siègent demain, après demain, pendant 10 ans, 20 ans, 30 ans, enfin à perpétuité, trois ou quatre habitués qui, à leur vouloir, plient et rangent les lois ; souverains maîtres de l’honneur, de la vie, de l’avoir de chacun ; il se dit qu’une fois en leur vie ils furent sacrés juges par quelque ministre qui ne leur avait parlé de sa vie, qui, sans les connaître, les institua sur ouï dire, sur correspondance et sur sollicitations ? C’est ce groupe qui forme le tribunal civil.

Ici, sous la pourpre des sénateurs de l’ancienne Rome, par l’éclat du local et par des toges rouges, non noires, se différencient les cours royales : plus loin, tombé on ne sait comment, on ne sait pourquoi, parmi les familles d’un canton qu’il a devoir de concilier, et que communément il ne connaît non plus que vous et moi, un magistrat forme à lui seul une justice de paix ; plus populaires, mais encore incomplets dans leur constitution organique et gênés dans leurs mouvemens, sont éparpillés quelques tribunaux industriels ; et comme leurs satellites gravitent à l’entour les conseils de prud’hommes, viennent ensuite les tribunaux administratifs, puis les tribunaux correctionnels.

Par-dessus cette sorte de marqueterie de juridictions, si diverses par leur composition, leur mode d’existence, leurs habitudes, leurs attributions et les formalités qu’elles commandent ; par dessus ces rouages pauvres et compliqués, sans indépendance, sans grandeur, sans puissance inspiratrice, jouant malaisément dans leur étroite sphère, sans uniformité, sans ensemble, sans unité sans association aux mouvemens généraux de l’humanité ; ne présentant à l’esprit qu’un amas confus de juridictions isolées de tout principe gouvernemental ; figurez-vous la sainte image de la justice populaire nous apparaissant tout-à-coup avec la magnifique solennité du jury ; admirez comme les débats civils, administratifs, commerciaux et criminels grandissent de sa grandeur ! comme s’évanouissent les subtilités, les chicanes, les vaines distinctions ! comme cette institution sublime, partout uniforme et simple dans sa marche, partout indépendante, toujours en communication avec la justice publique dont elle émane ; tirant toujours du pays qui la renouvelle sans cesse, cette fraîcheur, cette naïveté, cette vivacité du sentiment de justice qu’autour d’elle du moins l’usage n’a pas le temps de faner, également à l’abri des instigations du pouvoir et des sollicitations de la cupidité et des préjugés de la coutume ; présentant d’un bout à l’autre du pays une imposante unité judiciaire, un mode de procéder régulier, facile à comprendre, plus facile à pratiquer, sans embarras, sans lenteurs et sans ces énormes frais qui font de la justice le privilège du riche et le désespoir du pauvre ? Oh ! saluons cet avenir de la justice du peuple ! Qu’un si beau spectacle nous dédommage de celui que nous offre la bigarrure de tant de tribunaux différens, de tant de procédures diverses, de tant de costumes, de tant de combinaisons sans rapport aux institutions morales des peuples, labyrinthe où finissent régulièrement par se perdre les plus habiles d’entre nos gens d’affaires.

Faut-il dire pourquoi jusqu’à ce jour, les gouvernans ont été si soigneux d’écarter l’institution de la justice du [7.2]mouvement de l’esprit public, résistant de leur mieux à l’asseoir sur les larges bases de l’avenir ? c’est qu’aspirant plus ou moins à organiser les forces du despotisme et à assoupir ou suffoquer à leur naissance celles de la souveraineté du peuple, ils n’avaient rien tant à cœur, que d’ajuster l’interprétation des lois à leurs penchans secrets au despotisme, et que pour appliquer despotiquement ces lois il était logique d’instituer des tribunaux qu’animât un souffle despotique.

Imaginez en effet, que pour exécuter en Pologne les sanguinaires dispositions de ses ukases, l’empereur de toutes les Russies en appelle de tous les jurés au moins populaires, et dites si se purgeant à travers ses délibérations, la férocité de ses ordonnances n’ira pas se perdant jusqu’à devenir lettre-morte ; oh ! qu’il aime bien mieux choisir quelque sabreur qu’il inspire de ses fureurs et qui respire l’air de son despotisme ? Et Charles-Albert2 s’avise-t-il des juges du peuple quand il ordonnance pour l’enseignement des peuples de mémorables fusillades ? Non, le décret du sabre ne peut être intelligemment exécuté que par les hommes de l’homme qui le dicte : en telle matière, voici la règle générale : Applique la loi qui la porte ! En pays d’aristocratie, l’esprit aristocratique l’interprétera ; en pays despotique, l’esprit despotique ; en pays de souveraineté populaire, et tel qu’il se dit qu’en France nous sommes, la souveraineté seule doit interpréter la loi ; et les tribunaux, qui ne sont pas animés du souffle créateur de cette souveraineté, sont en révolte organisée contre elle ; car enfin ces tribunaux, pressant ses décrets, les tordant dans les serres d’une interprétation abusive, les étoufferont à leur gré, comme cela s’est vu et se voit encore.

La loi de la souveraineté populaire avait dit : A tous liberté de la presse ! Les juges de la monarchie lui font dire : Point ou peu de liberté de la presse. La loi de la souveraineté populaire disait : À tous le droit imprescriptible de se réunir librement et sans armes en quelque lieu et en quelque nombre que ce soit, et l’esprit despotique des préfets de France lui fait dire : Nul ne pourra dîner en public si cela vient à ne pas plaire à MM. les préfets, maires, etc. La loi de la souveraineté populaire avait dit : Aux municipalités le soin de protéger la liberté, l’ordre, la sûreté, la tranquillité publique ; aux municipalités le droit de publier des réglemens pour ces objets, et l’esprit despotique des Vachon-Clairvaux de France lui fait dire en quelques milliers de réglemens : Nul ne pourra afficher la vente de sa marchandise, nul ne pourra rire, chanter, danser ès-lieux publics ou ès-cafés et cabarets ; nul enfin ne se pourra mouvoir (cela pouvant être contraire à l’ordre public de ces messieurs), s’il ne plaît aux majestés municipales de délivrer des autorisations spéciales pour cela ; si bien que le despotisme absolu qui, par ordonnances royales, n’a pu sortir en 1830 de l’article 14 de l’ex-charte, déborde à cette heure de tous côtés par les arrêtés, décisions, ordonnances dont à l’envi nous inondent préfets, sous-préfets, maires, adjoints, etc., etc., etc.

En résumé, tirez un roi au hasard, citoyen ou non, avec ou sans parapluie ; armez ce roi du droit de choisir les juges du pays, fussiez-vous armés aussi d’institutions toutes républicaines ; les forts achevés, ce roi serait simple si après deux ans il ne vous avait à merci, vous et vos institutions ! Et vraiment que servirait votre souveraineté populaire ? Ne voyez-vous pas qu’il laissera cette souveraineté faire les lois qu’elle voudra, et qu’il ira attendre ces lois au sortir des mains législatives ; qu’il apostera les gens de sa justice, donnera ses ordres, et que bientôt rien n’en survivra ? C’est chose claire [8.1]enfin ; quant à plein gré les gens d’un monarque, tenant, patinant, pressurant la loi libérale, ne parviennent à la rétorquer contre la liberté même, ils l’anihilent à tout prix.

Hommes de liberté, croyez-nous, tant que le malheur qui impose les rois, leur continuant la nomination de vos juges, perpétuera entre leurs mains le droit d’accommoder vos décrets à leurs inclinations despotiques, ne vous donnez pas la peine d’en porter de nouveaux ; car leurs magistrats seront toujours là, pour en faire justice.

Gardez aussi de recourir à l’élection pour composer vos tribunaux ; voici pourquoi : Aujourd’hui vos juges sont élus et installés pour quelques années ; ils sont vos hommes, du moins vous le pouvez croire, et vous dites : Tout va bien ; voila les magistrats qui vont enfin appliquer nos lois dans leur véritable esprit. Or, dans un an, dans deux ans, mes amis, un autre esprit animera et dictera les lois du pays ; l’opinion populaire se sera portée en avant, laissant votre élu, loin, bien loin, en arrière ; car toujours l’opinion poursuit sa course progressive et vieillit les hommes en les devançant ; ces hommes s’arrêtent là-bas, tout étonnés, n’imaginant pas comment, sans avoir rétrogradé, ils se trouvent rétrogrades ; et d’ailleurs de sa nature le pouvoir est corrupteur et à trait de temps finira tôt ou tard par s’approprier vos élus ; partant point de système judiciaire par élection ; les lois du mouvement social courraient le risque encore d’être obstruées.

A nous le jury ; oui, mes amis, le jury ; voila la justice qu’il faut ; la justice selon l’esprit public, surtout quand la voix du hasard, non celle d’un préfet, appelle les jurés à leur grande mission ; sans jury, c’est parole vide de sens que la souveraineté du peuple ; car toujours vous verrez cette souveraineté submergée sous les interprétations judiciaires. Le jury est le tribunal des peuples libres, ou des peuples qui aspirent à le devenir.

Et puisque entre nous il est question de décider par qui sera rendue à l’avenir la justice dans les contestations réservées aux prud’hommes, disons qu’en cette matière, comme en toutes les autres, elle le sera par jurés ; et bientôt nous expliquerons comment cela se peut faire.

F.......

Notes de base de page numériques:

1. Rappelons que la charte d’août 1830 étendait le principe du jury aux délits de presse et délits politiques. Cela constituait l’un des principaux acquis démocratique de cette charte.
2. Référence une nouvelle fois à Charles-Albert de Sardaigne.

 

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