L'Echo de la Fabrique : 8 septembre 1833 - Numéro 36

LETTRE DU PÈRE JOSEPH,
Fondateur au Creuzot

à son ami pierre s....,

chef d’atelier à lyon.

Le Creuzot, 11 août 1833.

Mon cher Pierre,

Depuis ma dernière lettre écrite le lendemain de la sainte Barbe, fête des mineurs, et où je te racontais toutes les bonnes choses que m’avait dites le vieux père Geduld, ce mineur allemand qui a travaillé en Saxe, en Hongrie, en Angleterre, au Mexique, et enfin dans [5.2]les quatre parties du monde ; depuis la sainte Barbe donc il s’est passé bien du nouveau chez nous. La compagnie a suspendu ses paiemens, elle est en faillite, et nous avons eu une rude peur. Tu sais, comme je te l’avais dit, que la compagnie nous payait nos journées non plus avec de l’argent, mais avec du papier qui n’était malheureusement pas des billets de banque ; puis il arriva qu’elle ne voulut plus nous payer du tout, parce qu’elle n’avait plus rien et qu’elle ne put plus nous donner d’ouvrage. Juge de la consternation dans tout le pays, depuis Mont-Cenis jusqu’à Autun, et dans tout le Morvan qui descendait chez nous et nous amenait son bétail.

Plus de travail pour les 3,000 ouvriers du Creuzot, plus de pain pour eux, leurs femmes ni leurs enfans ! Il est vrai qu’aussitôt ce ne fut partout qu’un cri en notre faveur, et que de notre part à nous ouvriers, il n’y eut ni violence contre les employés, ni discours contre le gouvernement. Il se trouva de braves gens qui achetèrent argent comptant des fers que la compagnie avait en magasin, et avec cela on continua la besogne ; si bien qu’aujourd’hui encore nos puits d’extraction fournissent du charbon en quantité, et le père Geduld dit qu’il n’en a jamais vu d’aussi bon que celui qui sort du puits des Nouillots ; nos fourneaux donne de la fonte qui coule comme de l’eau, nos laminoirs et nos cylindres font du fer en barres, 800 milliers par mois ; nous marchons rondement, et nous vivons.

C’est qu’aussi le gouvernement, au lieu de nous envoyer des régimens nous a envoyés deux ingénieurs, ce qui ne fait pas autant de bruit, mais ce qui fait plus de besogne. L’un jeune, grand, noir, vient de Châlons et connaît bien son affaire, le père Geduld l’a reconnu pour l’avoir vu en Angleterre. L’autre, plus âgé, qui a tout-à-fait l’air en chef, qui a tout vu par lui-même, qui a tout mesuré, qui a calculé, et qui est retourné à Paris avec un projet infaillible, moyennant lequel le gouvernement achèterait, argent comptant, du fer du Creuzot, bien examiné par les ingénieurs, pour les grands travaux qu’on fait à Paris. En achetant ainsi le tiers de la fabrication, il y aurait de quoi faire rouler la forge et les mines jusqu’à la formation d’une nouvelle société qui ne fera plus les sottises des compagnies précédentes. Par ce moyen le gouvernement ferait un bon marché en même temps qu’il garantirait ces belles mines de la destruction, et qu’il sauverait la vie à nos femmes et à nos enfans. Le père Geduld, lui, pleurerait plus de la perte des mines que d’être réduit à demander l’aumône. Rien qu’à l’idée de voir ces belles mines, ces longues galeries, ces puits profonds, éboulés, noyés, comblés, il pleure comme un enfant, lui qui ne pleure jamais. Ces mineurs allemands sont tous bâtis comme ça.

Figure-toi cependant que tous ces beaux plans que l’inspecteur-général a emportés ne sont encore que des plans sur le papier. Aussitôt en descendant de voiture il est allé chez le ministre qui a trouvé tout cela fort bien, et qui l’a félicité. Mais voila tout ce qu’il y a de fait. Le ministre a donné des ordres, il veut que les plans soient exécutés ; mais dans les bureaux du ministère on ne se presse pas ; ça traîne depuis plus de trois semaines ; les gens de bureaux cherchent midi à quatorze heures ; pendant ce temps la caisse de l’établissement se vide, et d’ici à 8 jours il n’y restera plus rien. Le père Geduld, qui connaît son tour du monde, dit qu’en Angleterre ce serait plus lestement expédié. Dans ce pays on s’entend à mener les affaires ; il n’y a pas de bureaucrates qui fassent les importans au risque de faire [6.1]mourir de faim 3,000 familles. Vous autres Français, dit-il, pour vous amuser, pour boire et pour vous battre, à vous le pompon ; mais pour travailler et pour mener les affaires rondement, les Anglais sont vos maîtres : il faudra que vous alliez chez eux prendre des leçons.

A propos des bureaux il y avait ici un des agens de la compagnie à qui la tête a tourné ; le pauvre homme a eu tellement peur, qu’il a cru voir les ouvriers à ses trousses, avec des barres de fer rouges comme quand elles sortent des laminoirs. Il se persuadait que nous allions tous venir le barricader chez lui et le retenir prisonnier, belle prise, par ma foi ! et il a écrit à Paris qu’il était gardé à vue par les ouvriers, qu’il était menacé d’avoir les fers aux pieds et aux mains, etc. Plusieurs journaux de Paris, sans remarquer combien ce fait était grave pour notre honneur, ont imprimé la chose. Comme si nous avions seulement pensé à violer la liberté de ce poltron ! Il était encore au Creuzot quand on nous a apporté un journal où était rapportée cette fausse histoire. Six d’entre nous, dont deux mineurs, deux de la forge, et deux des hauts-fourneaux, sont allés chez lui, et lui ont fait signer une déclaration constatant qu’il n’avait pas cessé d’être libre comme l’air.

Cette pièce restera comme une preuve de la modération qui anime les ouvriers du Creuzot.

Bonne santé.

joseph.

 

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