L'Echo de la Fabrique : 15 septembre 1833 - Numéro 37

QUESTIONS DU MOMENT.

L’article suivant, que nous empruntons au Journal des Marchands nous paraît renfermer des idées si justes sur la question du moment, que nous avons cru faire plaisir à nos lecteurs en l’insérant dans notre feuille. Ce journal, du plus haut intérêt pour l’industrie, est recommandable surtout par les noms des célèbres économistes qui y consacrent leurs plumes, et par la modicité de son prix. (Voy. les Annonces.)

DU SALAIRE DES OUVRIERS.

Il faut que l’ouvrier vive, dit-on avec raison, et il ne faut pas que l’entrepreneur fasse faillite. Or, si l’ouvrier reçoit un salaire hors de proportion avec le prix de vente des produits auxquels il coopère, le fabricant doit cesser de travailler, sous peine de succomber ; et à son tour l’ouvrier mourra de faim, lui ou les siens, si le salaire qu’il reçoit est insuffisant pour sa subsistance et pour celle de sa famille. La difficulté consiste à trouver un tel terme que l’ouvrier prospère et que l’entrepreneur fasse des profits. Tant que cette double condition ne sera pas établie sur des bases régulières, il y aura du malaise dans la société industrielle, et par suite de l’agitation dans la société politique. C’est là, comme on voit, une grande et belle question de paix publique et de prospérité nationale : essayons de la résoudre.

L’entrepreneur d’industrie, ou plutôt le fabricant, pour me servir du terme consacré, est un homme qui joint à l’intelligence des affaires et à la science de la production, les capitaux nécessaires pour alimenter le travail. [1.2]L’ouvrier, sous ce rapport, est son subordonné, car le fabricant seul peut lui faire des avances pour vivre sur le prix à venir des produits fabriqués. Le fabricant, de son côté, ne peut se passer de l’ouvrier, et il doit évidemment un salaire suffisant à l’associé temporaire qui lui apporte le tribut de ses bras. Mais la fixation de ce salaire ne dépend pas plus du fabricant seul que de l’ouvrier : un élément particulier, le prix courant des choses, indépendant de tous deux, et par malheur variable, intervient dans leurs relations et en modifie incessamment la nature. Une forte demande peut faire hausser ce prix ; la concurrence étrangère ou nationale peut le faire baisser, et l’on comprend facilement qu’un ébéniste, par exemple, paiera plus cher ses ouvriers si les meubles se vendent bien que s’ils se vendent mal.

D’où vient donc qu’il règne si peu d’harmonie entre des associés qui ne peuvent se passer les uns des autres, et dont la bonne intelligence est seule capable d’assurer la prospérité. Outre l’influence inévitable et incertaine du prix des choses, il y a des conditions inhérentes à nos mœurs industrielles et à notre législation fiscale, dont on n’a pas encore assez signalé l’influence sur le taux des salaires. Quand l’ouvrier se présente dans une boutique pour acheter une livre de sucre, une livre de viande, un litre de vin ou un mouchoir de poche, s’il trouve un impôt de dix sous sur le sucre, de deux sous sur la viande, de même somme sur le vin et du double sur le mouchoir de poche, n’est-il pas évident que son salaire est amoindri d’autant, sans que le fabricant puisse y porter remède ? Est-ce la faute du fabricant si le fisc intercepte la moitié ou le tiers du salaire qu’il paie à ses ouvriers ? Et ne peut-on pas dire que l’entrepreneur d’industrie n’est pas plus responsable de ce dommage que de celui qu’éprouvent les ouvriers quand ils vont perdre au cabaret ou à la loterie le prix de leur journée ?

Il y a donc un taux de salaires que les industriels ne sauraient dépasser ; car si l’ouvrier rencontre dans son chemin la douane, la gabelle ou l’octroi, le fabricant rencontre aussi la concurrence étrangère qui fixe le taux de ses prix et ne lui permet pas de payer à l’ouvrier au-delà d’une certaine somme, parmi les autres frais de production. Voila la principale difficulté, d’où résulte bien clairement, comme on voit, la nécessité de mettre en harmonie nos lois de douanes avec la situation actuelle de l’industrie. Tel qui profite, en qualité de monopoleur, [2.1]d’un privilège industriel, souffre de tous les privilèges que notre ignorance des véritables intérêts de la production conserve à ses rivaux, et l’élévation des salaires nécessités par l’exagération des tarifs, peut être considérée comme un correctif dangereux de ces privilèges si chaudement défendus. Quand une ville comme Lyon tombe au pouvoir de ses ouvriers, braves gens du reste, et assez probes pour être embarrassés de leur victoire, croit-on que les questions de salaires puissent être traitées avec légèreté ou ajournées impunément ? C’est donc sur les tarifs qu’il faut mettre la main, car là surtout est pour les fabricans la cause de leurs dangers, et je ne puis m’expliquer l’acharnement avec lequel ils les soutiennent, autrement que par leur ignorance ou par leurs préjugés.

Mais toute la question ne se résume pas dans un seul bill d’accusation contre les douanes. Il y a aussi parmi les industriels français une cause secrète de malaise qui leur nuit d’autant plus profondément qu’ils s’efforcent davantage de la cacher, et qu’on pourrait dire particulière à nos seuls concitoyens. Cette cause, c’est le besoin prématuré du repos et des jouissances qui tourmente nos industriels souvent même imberbes, et qui leur fait considérer comme secondaire toute industrie qui ne mène pas très-rapidement à la fortune. Chez nous, à peine un négociant et un fabricant ont-ils accumulé un petit capital, qu’ils songent à se retirer, pour parler leur langage, c’est-à-dire à vivre, dans l’oisiveté, du travail d’autrui appliqué a ce petit capital. Ils deviennent rentiers et ils agiotent à la Bourse. L’industrie, dépourvue de capitaux, languit faute d’alimens, et le travail, cessant d’être demandé comme il devrait l’être dans un pays tel que la France, les salaires retombent à des taux insuffisans pour nourrir le travailleur. Le fabricant, pressé de jouir et d’acheter des rentes, marchande alors avec l’ouvrier et cherche à se retirer avec le plus de profit possible pour échapper aux orages de la production ; de sorte que souvent, telle est du moins ma pensée, les ouvriers sont fondés à se plaindre que les entrepreneurs leur fassent une part trop petite dans le partage de leurs bénéfices.

C’est là une des grandes plaies de l’industrie française. Et cette circonstance explique naturellement pourquoi nos entreprises commerciales n’ont pas le caractère grandiose des spéculations anglaises. Quel esprit de suite peut-on apporter dans des opérations qui ne sont point un but, mais un moyen d’arriver à l’oisiveté par le chemin le plus court ? L’Anglais travaille pour travailler, pour le plaisir qu’il y trouve, et par une sorte de noble orgueil qui relève sa dignité d’homme : nous, nous travaillons pour jouir, pour avoir des chevaux, des hôtels, une loge à l’Opéra. Les enfans héritent des goûts de leurs pères, et quand il faut partager ces fortunes rapides que la dépréciation du numéraire, au défaut de l’oisiveté, entame chaque jour, il ne reste rien à la jeunesse qu’un amour effréné pour les places, maladie endémique en France, et qui doit faire passer aux ministres de bien mauvais momens. Je regarde ce défaut de persévérance comme une des causes les plus positives de l’infériorité de notre industrie relativement à l’industrie anglaise. En Angleterre, on ne se repose jamais. Sauf quelques grandes familles aristocratiques, que j’appellerais presque princières, tout le monde travaille jusqu’au dernier soupir, et les plus riches négocians ne connaissent d’autres momens de délassement que ceux qu’ils passent le dimanche à la campagne.

Il ne faut pas nous étonner dès lors de la richesse immense qui s’est développée en Angleterre, et de la possibilité [2.2]où en est venue cette nation de supporter, sans rompre, le poids d’un budget de 1,800 millions. Les Anglais ne sont ni plus robustes, ni plus intelligens, ni plus favorisés du ciel que nous, et leur population est moins nombreuse que la nôtre : tout le secret de leur énorme production est dans le travail. Il n’y a chez eux aucun capital qui ne soit placé en commandite dans quelque industrie. Quand on a travaillé quinze ou vingt ans dans ce pays, on ne songe pas à se retirer, c’est-à-dire, je le répète, à vivre du travail d’autrui. Il faut se figurer la Grande-Bretagne comme un vaste atelier où l’ouvrier entre en partage plus avantageusement que chez nous des profits de son maître ; et si l’on m’oppose la taxe des pauvres, qui s’élève aujourd’hui à plus de 250 millions de francs par année, je répondrai que cette taxe des pauvres n’est qu’une compensation équitable du tort causé aux classes laborieuses par l’impôt indirect que l’aristocratie territoriale, législatrice, a substitué dans ce pays à la contribution foncière.

Je voudrais faire honte à mes concitoyens de cette propension aux jouissances et de cette soif de places qui tourmente la génération actuelle. En présence de notre agriculture inexploitée sur tant de parties de notre sol, de nos chemins vicinaux défoncés, de nos rivières sans bateaux à vapeur, de nos richesses minérales stériles, se peut-il qu’on voie des ouvriers manquer d’ouvrage, et des émeutes causées par la faim ? Quelle vigueur pourtant et quelle sève dans ce peuple français ! Qui n’était fier de parcourir à Paris, le 28 juillet, cette longue ligne de soldats gais et dispos qui nous coûtent 300 millions par année et qui ne se porteraient pas plus mal s’ils faisaient des routes commerciales en même temps que des chemins stratégiques ? Que de bras sont en mouvement pour solder l’oisiveté forcée de ces braves : que de salaires d’ouvriers sont amincis pour suffire à ce déploiement de pompes militaires ! C’est là aussi qu’il faut mettre la main et ne pas faire de la richesse française deux parts trop inégales, l’une bien exiguë pour ceux qui travaillent, l’autre bien ample pour ceux qui se reposent ! Alors les questions de salaires pourront se simplifier, et nous n’aurons pas sous les yeux le triste spectacle d’hommes qui ne peuvent gagner, par un travail de 12 ou 13 heures par jour, de quoi payer leur subsistance ; comme si la grande patrie française était une marâtre et ses législateurs des hommes sans entrailles !

Il faut aussi qu’on se persuade que le métier d’oisif et de rentier devient de jour en jour moins rassurant, quelles que soient les douceurs de la vie contemplative. L’homme qui cesse de travailler, pour vivre d’un revenu est condamné par sa position même à des privations que nos besoins multipliés tendent journellement à accroître. Il voit autour de lui augmenter le prix des loyers, des vêtemens, des subsistances, et il demeure, avec son revenu, toujours le même, en présence d’une société plus riche. Pour peu qu’il faille partager entre quelques enfans ce revenu qui diminue réellement, quoique le chiffre en soit immuable, le rentier descend au rang du prolétaire, et comprend alors, par sa propre expérience, la triste position de l’ouvrier nécessiteux. J’entends dire que c’est une extrémité bien pénible, une grande injustice de ne pouvoir compter dans ses vieux jours sur une aisance acquise au prix du travail, quoique ce travail n’ait parfois duré que peu de temps, mais il est aussi, dit-on, fort désagréable de renoncer à certaines libertés quand on est vieux, et cependant il faut vieillir.

Quelques efforts qu’on fasse, il devient tous les jours plus difficile d’échapper à cette grande loi du travail. Les [3.1]gouvernemens libres ne diffèrent des gouvernemens absolus que par la nécessité de travailler davantage. Dans les pays constitutionnels, malgré la large étoffe du budget, plus d’un haut fonctionnaire est obligé de gagner sa vie à la sueur de son front. Quelque peu disposé que l’on soit à faire des complimens aux ministres, chacun sait que la plupart d’entr’eux se lèvent à quatre heures du matin, et que les discussions des chambres ont abrégé la vie de plus d’un orateur de l’opposition. Au milieu du concours des ambitions qui s’élèvent du sein de notre exubérante population, quel avenir y a-t-il pour l’homme enclin à l’indolence ? Nous tendons tous, plus ou moins, à rester ou à devenir prolétaires. Quand un vaisseau vogue sur une mer agitée, les matelots sont astreints à un service plus pénible ; nul d’entr’eux n’a le droit exclusif de dormir quand les autres travaillent. Telle est l’image de la société actuelle : celui qui s’arrête se meurt. Etre rentier, c’est-à-dire cesser de travailler, c’est commencer à décheoir, et l’on peut être assuré que nous nous éloignons de plus en plus, par la seule force des choses, du vieux système qui mettait naguère le travail, presque sans conditions, aux ordres des capitaux.

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Notes de base de page numériques:

1. Il s’agit ici d’Adolphe Blanqui, économiste libéral, successeur de Jean-Baptiste Say, déjà mentionné dans le journal.

 

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