L'Echo de la Fabrique : 15 septembre 1833 - Numéro 37

COMMENT SE FONDE

LA LIBERTÉ DU GENRE HUMAIN.

Il n?y a pas d?homme plus dépendant que celui qui n?a rien à manger ; il est à la merci de celui qui peut le nourrir.

Esaü revenant de la chasse avec un appétit dévorant, vendit ses droits d?aînesse à Jacob pour un plat de lentilles, et il faut se rappeler que dans les temps de la patriarchie, l?aîné était le seigneur de ses frères qui étaient ses serviteurs.

En général, il ne peut y avoir de liberté là où les subsistances ne sont pas abondantes. Dans un pays où les vivres sont rares on peut être certain que la majorité recevra la loi d?une minorité plus rusée ou plus prévoyante.

C?est là l?histoire de toutes les nations anciennes, républiques et monarchies. Dans les temps les plus reculés, avant que les hommes ne fissent un usage habituel du blé, ils ne pouvaient se nourrir que du produit de la chasse et des arbres fruitiers. Alors la famine était toujours imminente, parce que l?on ne pouvait faire des provisions pour long-temps avec des objets susceptibles de se gâter ; et souvent des accidens, la sécheresse ou le froid, une inondation ou les ravages de la guerre empêchaient qu?on ne les renouvelât. Aussi, à cette époque, les nations se composaient d?une très petite quantité de prêtres et de guerriers nobles ayant sous eux des masses innombrables d?esclaves obligés de reconnaître leur autorité sous peine de mourir de faim. Les lumières, l?adresse étaient le partage exclusif des nobles et des prêtres ; leurs enfans seuls étaient admis dans les collèges sacrés. Le peuple était dans l?abrutissement le plus dégoûtant, et il y croupissait comme un troupeau de pourceaux.

Quand la culture du blé se répandit parmi les hommes ce fut un événement immense pour la liberté ; et cela sans que le nom de la liberté, ce nom sacré qui dans les temps modernes a réalisé tant de merveilles, fût seulement prononcé. Il est probable que le blé fut importé de la presqu?île de l?Inde dans la Haute-Egypte, par des mécontens, des libéraux de ce temps-là, qui s?expatrièrent pour aller chercher fortune dehors plutôt [3.2]que de se soumettre au despotisme des vieux brahmann et des kchactryas qui étaient les prêtres et les nobles du pays. De là le blé passa sur tout le littoral de la Méditerranée par les Phéniciens qui faisaient le commerce, et par les libéraux égyptiens tels que Cécrops, Moïse et autres, qui à leur tour quittèrent leur patrie pour aller respirer un air plus libre sur d?autres terres.

Plus tard, les conquêtes des Grecs et des Romains transportèrent le blé sur tous les points du monde connu des anciens.

Or, le blé présente cet inappréciable avantage sur tous les alimens usités jusque-là, qu?il peut se conserver très long-temps et se transporter sans se détériorer : de plus, c?est de toutes les cultures celle dont le produit est le plus fixe et le plus régulier. Dès lors un homme qui avait fait sa récolte avait sa subsistance et celle de sa famille assurée pendant plus d?un an, et par conséquent il était indépendant durant ce temps-là sous le rapport de la nourriture. Il n?y a qu?un prolétaire, c?est-à-dire un père ou une mère qui tous les matins à son réveil est saisi pour ainsi dire à la gorge par cette pensée : « Comment aujourd?hui nourrirai-je mes enfans, mes vieux parens et moi-même ? » Il n?y a qu?un prolétaire qui puisse sentir quels transports de joie la découverte du blé dut exciter chez les peuples de ce temps-là. Il n?y a qu?un prolétaire dont le c?ur puisse comprendre que dans leur reconnaissance les peuples aient dressé des autels à ceux qui leur apportèrent ce don vraiment divin. Ce fut un grand jour pour la liberté celui où les pauvres purent se dire : « Nous n?irons plus à la porte des riches tendre la main afin qu?ils daignent laisser tomber dans nos mains jointes le rebut des fruits entassés dans leurs greniers, les débris à demi-pourris des produits de leur chasse. Et nous aussi nous saurons, par notre travail, par celui de nos femmes et de nos enfans, gagner notre nourriture. Maintenant la terre est féconde pour tous. Cérès est une grande déesse. »

L?on voit, par cet exemple, combien des faits qui, au premier abord, paraissent sans rapport avec la liberté, peuvent exercer d?influence sur elle. Je me propose de passer en revue une autre fois les différens objets qui ont contribué et contribuent tous les jours à l?émancipation du genre humain. Il en ressortira, je l?espère du moins, cette vérité que l?industrie n?a pas moins fait pour la liberté humaine que le progrès des lumières. La science et l?industrie sont s?urs. L?une avec son flambeau éclaire le chemin à la liberté, l?autre avec ses bras et ses outils lui aplanit la route. Il est bon que les travailleurs connaissent toute la portée de leurs ?uvres, et qu?ils sachent que leurs plus modestes efforts pèsent d?un poids toujours croissant dans la balance des libertés publiques.

Entr?autres conséquences importantes qui ressortent de ces considérations, il en est une qu?il est utile de signaler, c?est que la liberté ne peut être réelle et solide qu?autant qu?elle est fondée sur des améliorations matérielles, et qu?un des plus sûrs moyens de travailler pour la liberté en France, c?est de pousser le pouvoir dans la voie des grandes entreprises d?utilité publique, destinées à répandre le bien-être dans toutes les classes, surtout dans les classes nécessiteuses.

Celui qui apprend à ses semblables comment ils pourront utiliser à leur profit les forces et les richesses de la nature, celui-là aura plus fait pour la liberté que les théoriciens les plus éclatans.

Loin de moi cependant cette opinion qu?il y a danger à parler aux ouvriers de leurs droits, quand on le fait [4.1]avec cette mesure et ce calme qui sont le cachet de l?homme libre !

Oui, il est bon, il est indispensable que tous sachent leurs droits, que tous reçoivent l?enseignement de la liberté : malheur à ceux qui prétendraient tenir la lumière sous le boisseau, et qui diraient, les insensés : Que la liberté n?est pas comme le soleil, qu?elle n?est pas faite pour tout le monde ! Mais il ne suffit pas de savoir qu?on doit être libre, il faut savoir par quels moyens l?on peut acquérir la liberté et la conserver. Il ne s?agit plus d?une liberté négative, il faut une liberté positive ; le mysticisme n?est bon en aucune matière, pas même en matière de liberté ; la liberté ne peut exister sans déception qu?à la condition d?être à la fois théorique et pratique ; il faut qu?elle se trouve dans les livres et dans le bien-être. Or, ce dernier résultat qui fondera la liberté pratique et positive, la vraie liberté, ne peut être obtenue que par un accroissement de la richesse générale qui est la richesse de tous et de chacun ; et la richesse générale ne s?accroît que par le développement régulier et pacifique des lumières et de l?industrie.

A. Z.

 

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