L'Echo de la Fabrique : 15 septembre 1833 - Numéro 37

Variétés.
CHEMIN DE FER DE SAINT-ETIENNE A LYON.

(Suite.)

A peine avez-vous fait une lieue, c’est-à-dire à peine êtes-vous à votre place depuis cinq minutes, que tout-à-coup vous entrez sous une voûte sombre comme la bouche de l’enfer ; tenez-vous bien, enveloppez-vous dans votre manteau, vous allez traverser une montagne qui n’a pas moins de 1507 mètres, c’est-à-dire 4,600 pieds de largeur. Cette montagne, qu’il a fallu percer d’outre en outre a été le premier obstacle du chemin de fer de MM. Séguin. Ils ont hésité long-temps avant de la percer ; long-temps ils se sont demandé s’ils ne procéderaient pas par plans inclinés, comme MM. Henri et Meylet, pour le chemin de Roanne ; enfin ils ont décidé que la montagne serait percée d’outre en outre. Et quelle montagne à percer, grand Dieu ! Vous avez souvent lu dans des récits de voyages l’histoire de ces chemins creusés dans le roc vif, et à ce mot roc vif vous avez fait comme moi, vous vous êtes beaucoup récrié d’admiration, vous vous êtes rappelé involontairement ces rochers calcinés par Annibal, à force de feu et de vinaigre, auxquels nous ajoutons une foi aveugle depuis nos premières études sur l’Histoire romaine. Eh bien ! ces rocs vifs, ces rochers même d’Annibal, confits dans le vinaigre, à supposer qu’ils aient jamais bu tant de vinaigre, ne sont rien, comparés à cette montagne de 1507 mètres, qu’il a fallu creuser à une si grande profondeur dans un terrain qui n’était rien moins que du roc vif.

Ceci est facile à comprendre : quand il ne s’agit que de creuser un rocher, une fois le rocher creusé, on est sûr de son travail. Une fois que la dureté du roc est calculée, on peut préciser, à un certain temps donné, combien de temps et d’argent coûtera ce travail. Cela se calcule heure par heure, pouce par pouce. Mais ici, dans ce terrain friable, déjà miné et contreminé de toutes parts depuis des siècles, dans ce sol mouvant, soumis à des éboulemens de toutes sortes, toute prévision était folle, tout calcul était impossible. A chaque nouveau puits, la terre s’éboulait ; chaque nouvelle ouverture se comblait en une nuit avec le plus grand danger pour les mineurs ; il a fallu toute la patience et toute l’infatigable habileté de ces hommes, et tout l’argent dont la compagnie était maîtresse, pour venir à bout de cet immense travail. Mais enfin, l’obstacle a été percé, les éboulemens ont été prévenus par des voûtes solides, la terre extraite de cette montagne a servi à combler les vallées voisines ; aujourd’hui, la montagne n’est plus qu’une grande voûte de 4,600 pieds. Sous cette voûte, et latéralement à droite et à gauche de la [7.2]route, on a pratiqué une douzaine d’ouvertures qui sont autant de mines de charbon. Vous n’avez plus à présent qu’à frapper devant vous pour avoir de la houille qui, en cet endroit, est de la plus belle qualité. Ceci est encore une des révolutions de mon pays. Quand j’étais enfant, tout St-Etienne aurait bien ri au nez du premier qui serait venu lui dire qu’un jour on entrerait de plein pied dans les mines de charbon : qu’un jour on n’aurait plus besoin, pour aller dans ces villes souterraines, de descendre par ces longs puits, assis dans une benne tremblante, une lampe vacillante à la main, au hasard d’avoir la tête fracassée par la benne montante ou descendante. C’était un périlleux voyage autrefois que le voyage dans une mine : on descendait lentement dans ces profondeurs humides, on remontait lentement ; il fallait avoir soin de ne se heurter ni contre les murailles, ni contre le charbon qui montait. Aujourd’hui, sous la voûte dont je vous parle, vous n’avez qu’à vous détourner à droite ou à gauche, vous êtes dans une mine de charbon. Si bien que la houille, cachée jusqu’à présent dans les entrailles de la terre, et soumise à tant d’obstacles avant de voir le jour, arrive cette fois de plein-pied sur le chemin qui doit la conduire tout d’une haleine dans le Midi ou dans le Nord. Il est impossible de calculer l’économie de temps, d’hommes, d’argent et de dangers que cela procure ; d’autant plus que, dans l’intérieur même de ces mines qui touchent au chemin de fer, on établit aussi de petits chemins de fer pour les brouettes qui viennent aboutir aux wagons ou tombereaux du chemin principal. Ainsi un bloc de houille peut être détaché de la mine, apporté dans le tombereau, et transporté sur le Rhône ou sur la Loire, tout cela le même jour.

Ceci, j’imagine, vous fait très bien comprendre l’avantage immense de ce chemin de fer ; d’autant plus que partout sur la route parcourue par le chemin de fer, tous les propriétaires d’usines, de hauts-fourneaux, de houille, de sables, de verreries, de quincailleries, de toutes les grosses marchandises dont le port fait une très grande partie du prix, établissent des chemins de fer à eux, espèce de chemins vicinaux à volonté qui commencent à leurs manufactures et qui aboutissent par embranchement au chemin de fer principal.

Je reviens à ma voûte de 4,600 pieds. Quand vous êtes entrés sous la voûte, si vous êtes assis sur le devant de la voiture, ayez soin de vous retourner vers le jour. Devant vous, vous êtes dans une obscurité profonde ; retournez-vous, et à l’entrée de la voûte, vous verrez le jour comme un point. C’est une lueur charmante qu’on pourrait comparer au verre d’une lanterne magique qui aurait un paysage immense pour point de vue. La voiture court dans l’ombre, et tout en vous éloignant du soleil, vous voyez au-dessus de votre tête, par l’ouverture même de la voûte, à la lueur d’un soleil, ordinairement éclatant et chaud, tout un paysage animé, des montagnes étincelantes, des arbres vigoureux, tout cela très distinctement, tout cela à la distance de quatre mille pieds. Tant que le Tunnel de Londres, sous la Tamise, ne sera pas achevé, notre montagne de St-Etienne ainsi percée, sera la plus belle chambre obscure de l’univers.

En voyageur véridique, et pour qui les plus petits faits d’un voyage pittoresque ont leur souvenir et leur charme, je dois cependant signaler un danger que courent sous cette voûte tous les voyageurs imprudens ou trop jeunes qui, pendant ce long trajet dans l’ombre, s’occuperaient d’autre chose que de chambre obscure et de perspective dans le lointain. La seconde fois que j’ai traversé la voûte, toutes les voitures étaient au grand [8.1]complet. Nous étions au mardi-gras, et évidemment, pour la majorité des voyageurs, il s’agissait d’un voyage de plaisir. Il faut vous dire, avant de continuer mon anecdote, que cette voûte, de 4,600 pieds, ne va guère en droite ligne que pendant 4,000 pieds. Arrivée à ce terme, cette belle ligne si admirablement droite, qu’à cette distance même vous pouvez voir l’heure à votre montre, fait tout-à-coup un brusque détour, et, à ce détour, comme la sortie de la voûte n’est plus qu’à 600 pieds de là, vous êtes tout-à-coup inondé d’une lumière inattendue. Or, ici est le danger que je signalais tout-à-1’heure. En effet, ce jour-là je fus tiré de ma contemplation muette par les grands éclats de rire de mes compagnons de voyage. A ce grand rire, je me retourne, et je vois une pauvre jeune femme qui cachait de son mieux la rougeur de son visage dans ses deux mains. Il paraît qu’elle s’était laissé prendre un baiser pendant le trajet, comptant un peu trop sur cette obscurité qui avait cessé si vite. Ce brusque détour lui avait été fatal. Un beau jeune homme brun se tenait sans confusion à côté d’elle ; les éclats de rire se prolongèrent jusqu’au moment où la voiture sortit de la voûte ; mais à l’instant même où nous fûmes rentrés sous le ciel, le beau jeune homme brun prit sa revanche des rieurs en les mettant de son côté. – Messieurs, dit-il en montrant la pauvre jeune personne toute confuse, je vous présente ma femme ! Et en effet, il l’avait épousée la veille à St-Etienne, et il la conduisait, jolie comme elle était, jusqu’à St-Chamond, la première petite ville que vous rencontrez à votre gauche en sortant de cette voûte de 4,600 pieds.

J. J.

(Journal des Débats.)

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique