L'Echo de la Fabrique : 13 octobre 1833 - Numéro 41

EXTRAIT DU COURRIER DU BAS-RHIN.

Plus nous marchons vers notre régénération commerciale, et plus nous éprouvons le besoin de rapporter aux intérêts matériels du pays les événemens politiques qui éclatent sur la scène du monde, et dont quelques-uns, tout récemment, ont menacé l’Europe d’une perturbation générale. Certes, si la mémoire se rejette en arrière et récapitule tous les faits dont nous avons été les témoins depuis trois ans passés, il ne se trouvera pas un homme peut-être, pas un qui ne soit forcé de convenir que toutes ses prévisions ont été trompées. Vingt fois nous avons eu la guerre à nos portes, menaçante, prête à tout bouleverser ; et cependant, comme par enchantement, l’orage se dissipait, et la paix revenait porter le calme dans les esprits agités par des craintes passagères.

Mais d’où vient donc ce besoin de paix que tous les peuples éprouvent ; d’où vient que ces collisions sanglantes qui naguère transformaient toute l’Europe en un vaste champ de bataille, ne sont presque plus possibles aujourd’hui, et, il faut l’espérer, le deviendront bien moins encore dans un avenir qu’il est permis de regarder [2.2]comme prochain ? Serait-ce que les préjugés, que les haines dites nationales, qui si long-temps ont divisé les peuples, se sont tout-à-coup évanouis sans qu’il en restât la plus faible trace ? Ou les rois auraient-ils subitement renoncé à toute idée d’ambition et de conquête, pour ne s’occuper que d’augmenter le bien-être et la prospérité des contrées soumises à leur sceptre ?

Hélas ! les rois, à peu de choses près, sont toujours les mêmes ; mais les peuples ont changé. Depuis vingt ans ils ont marché à grands pas dans la carrière féconde de la civilisation, et si beaucoup de préjugés, quelques haines même, ont survécu à leurs anciennes inimitiés, beaucoup aussi ont disparu pour toujours.

Aujourd’hui, le Français que ses affaires ou la curiosité conduisent dans les rues de Londres, n’est plus, comme jadis, assailli par des cris de réprobation ; l’Anglais, à son tour, vient visiter notre beau pays, le parcourt en tout sens, et la population ne voit rien là qui doivent l’émouvoir. Cet heureux changement ne s’est pas seulement opéré dans nos mœurs et dans celles de nos plus proches voisins, mais il s’est étendu jusqu’aux peuples que pendant une longue série de siècles on nous a présentés comme incapables de recevoir la plus légère impression de civilisation.

Gardons-nous de le révoquer en doute ; l’esprit de commerce et de travail a produit ces résultats, dont les sincères amis de l’humanité doivent se féliciter à si juste titre, et tout fait présager que le jour n’est pas éloigné où ses pacifiques conquêtes auront tellement confondu les intérêts de toutes les nations, les auront unies entre elles par des liens tellement étroits, que les rois seront forcés de s’arrêter devant toute idée de rupture et de guerre, comme pouvant entraîner à des désastres irréparables. Déjà, et malgré eux, ils se sentent soumis à cette condition que leur ont faite vingt ans employés par les peuples aux travaux de l’industrie et aux spéculations du commerce.

Et il faut le dire, lorsque les souverains de l’Europe, après nos longues guerres de l’empire, formèrent cette alliance fameuse que l’on nomma du nom de sainte, je ne sais trop pourquoi, ils ne croyaient agir que dans leur seul intérêt ; ils pensaient que cette chaîne si forte en apparence suffirait pour anéantir tout esprit de progrès, que cette barrière insurmontable à leurs yeux, arrêterait à tout jamais les pensées de liberté ; sans se douter le moins du monde que cet esprit, que ces pensées allaient bientôt trouver une vie nouvelle et plus forte dans le repos même auquel ils se condamnaient, et qu’ils imposaient à leurs sujets.

Alors cette ardeur et cette énergie dévorante qui pendant vingt-cinq avaient guidé dans leur terrible lutte toutes les nations de la terre, se dirigèrent vers des conquêtes plus utiles et dont l’humanité n’avait point à gémir. Anglais, Allemands, Français, se retrouvèrent en présence, non plus dans les plaines sanglantes d’Austerlitz ou de Waterloo, mais dans les champs féconds de l’industrie et du travail. – Une communauté pacifique s’établit entr’eux, les réunit dans un même but ; leurs pavillons amis flottèrent ensemble sur toutes les mers : l’échange de leurs produits entraîna bientôt l’échange de leurs pensées, leurs relations fréquentes, leur contact continuel, dissipèrent les préjugés, affaiblirent les haines qui les avaient divisés, et peu à peu les idées de liberté, que par la paix la sainte-alliance avaient cru anéantir, sortirent jeunes et fortes de cette paix, favorisées par l’esprit de commerce, qui n’est autre chose que l’esprit de liberté même.

[3.1]Aussi, voyez en 1830, lorsque la France, comme un seul homme, se dressa de toute sa grandeur contre une dynastie parjure, voyez si un seul cri réprobateur se fit entendre parmi les peuples de l’Europe. Les rois sans doute se réveillèrent menaçans à ce coup de foudre inattendu ; mais en regardant au-dessous d’eux, le silence succéda aux menaces… Ils avaient compris quelle espèce de communauté le travail et le commerce, après vingt ans d’une paix profonde, avait établie entre leurs sujets et la nation française.

Ah ! qui nous eût dit, au commencement de ce siècle, que, à peine les premières vingt-cinq années en seraient écoulées, on verrait les Anglais et les Français se donner la main, et prendre sous leur commune protection la civilisation et la liberté ? Certes nous aurions répondu par les mots de rêveur et de songe-creux. Cependant le rêve s’est accompli, le songe est une réalité que personne ne peut plus nier.

Cette union des deux peuples qui promet d’être un jour si féconde en résultats pour leur commune prospérité, a puisé une force nouvelle dans tous les événemens qui depuis trois ans se sont passés sous nos yeux. Détournons nos regards sur la Belgique, sur l’Orient, sur les événemens du Portugal ; partout nous voyons le pavillon de la France flotter à côté de celui de la vieille Angleterre ; et derrière les murs de Porto comme dans les montagnes des Algarves, leurs enfans confondus aux mêmes rangs, meurent ensemble pour la défense de la liberté.

Le projet d’une alliance entre la France et l’Angleterre ne date pas d’aujourd’hui. Aux temps de notre grande révolution de 89, Mirabeau1 avait indiqué cette alliance comme la seule naturelle, la seule que nous dussions rechercher. Sans doute, des deux côtés de la Manche, vous trouverez encore des hommes pour qui les traditions du passé sont tout ; qui, vivant d’une vie à part, et jugeant les peuples par ce qu’ils étaient, et non par ce qu’ils sont, soutiendront que les intérêts de la France ne sauraient être les mêmes que ceux de l’Angleterre ; et cependant, si nous jetons les yeux sur les deux peuples, n’y trouvons-nous pas de nombreuses causes de sympathie, le même degré de civilisation, le même amour de la liberté et de l’indépendance, le même système gouvernemental ? Et ces causes de rapprochement mutuel ne devaient, à tout jamais, produire que des guerres sans fin et des dissensions continuelles ? Non : ceux-là sont les rêveurs qui prétendent qu’il devait en être ainsi.

Nous croyons à la sincérité de l’alliance qui nous unit aujourd’hui à notre ancienne rivale ; nous y croyons, parce que chaque événement survenu depuis trois ans, nous en a porté quelque preuve nouvelle. Mais nous croyons également que, pour rendre cette alliance indissoluble, ce n’est pas seulement sur la communauté des intérêts politiques qu’il faut la baser, mais également sur des intérêts commerciaux.

Maintenant à l’œuvre, vous tous qui voulez que cette alliance porte ses fruits, qui désirez que le travail et l’industrie consolident ce que la politique a si heureusement commencé ! Que les barrières qui s’opposent à ce que les produits de la France circulent en liberté sur les routes et les canaux de la Grande-Bretagne, qui repoussent de notre territoire les produits de notre alliée ; que ces barrières, source éternelle d’interminables différends, tombent une à une. Alors la paix du monde sera consolidée à tout jamais ; car, qui serait assez téméraire pour la troubler, lorsque la France et l’Angleterre [3.2]n’auront plus qu’un seul et même intérêt, lorsqu’on ne pourra troubler le repos de l’une sans porter atteinte à la prospérité de l’autre ?

J. B.

Notes de base de page numériques:

1. C’est en 1786 qu’avait été conclu le traité d’Eden entre la France et l’Angleterre. Prévoyant une réduction des droits de douane, il dessinait une nouvelle alliance commerciale entre les deux pays qui sera saluée par de nombreux observateurs, dont le comte Honoré de Mirabeau (1749-1791).

 

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