L'Echo de la Fabrique : 20 octobre 1833 - Numéro 42

Nécessité

d’une organisation industrielle.

Il s’élève au milieu de nos sociétés civilisées, et il s’y rencontre en présence l’une de l’autre, deux difficultés qui sembleraient au premier abord devoir s’exclure mutuellement : [4.1]d’une part, difficulté de plus en plus grande, impossibilité même de trouver l’emploi régulier de toutes les forces qui se développent dans le sein de ces sociétés ; de l’autre, difficulté non moins embarrassante de faire exécuter assez de travail pour subvenir aux besoins de tous leurs membres. Ici, des populations auxquelles sont fermés les ateliers de la ville et des champs ; et aux mêmes lieux, des défrichemens, des canalisations, des exploitations utiles de tout genre négligées et omises. Tantôt des ouvriers sans travail ; d’autres fois, quoique plus rarement, des travaux sans ouvriers. Pourquoi un pareil état de choses, pour ainsi dire permanent, quand il résulte de ces lacunes de travail une lésion évidente pour la société tout entière, et notamment pour ceux-là, maîtres et ouvriers, propriétaires et prolétaires, dont les fâcheuses dissidences y donnent lieu ? C’est que les conditions du travail sont tout-à-fait mal réglées ; c’est que presque partout où le travail s’accomplit, il y a en présence deux intérêts qui composent momentanément ensemble par nécessité, mais qui, toujours hostiles au fond, saisissent chaque occasion favorable d’empiéter l’un sur l’autre. Ceci constitue ce qu’on pourrait nommer la guerre civile industrielle, flagrante aujourd’hui, et dont la prolongation compromet le sort de la société. Sans chercher à effrayer les esprits de ces conséquences extrêmes, dont il serait d’ailleurs facile de démontrer la portée ; sans s’appuyer sur ces résultats présens les plus désastreux, qui peuvent être la mort d’un plus ou moins grand nombre d’hommes pour qui, si le travail manque et s’arrête, c’est la vie même qui s’arrête et manque ; sans faire valoir ces hautes considérations d’avenir et ces puissantes raisons d’humanité, et en se bornant simplement à l’appréciation du dommage matériel que supporte la société, il serait facile de faire sentir combien chacun est intéressé à ce que l’anarchie et l’hostilité dans les relations industrielles cessent promptement.

A chaque changement dans le taux des salaires, qu’il soit réclamé par les ouvriers ou imposé par les maîtres, selon les circonstances, il y a des chômages qui n’ont de terme que lorsque la faim pousse, bon gré malgré, les uns à leurs chantiers, ou bien alors que d’impérieux besoins forcent les autres à capituler et élever les prix. Cette année, la population ouvrière de plusieurs grands établissemens a interrompu ses travaux pendant des semaines entières ; certaines corporations professionnelles, comme celle des charpentiers de Paris, ont sacrifié toute une saison, et même la saison la plus avantageuse pour leur industrie. Que de souffrances s’imposent ou se préparent pour soutenir ce qu’ils regardent comme leur droit, ces hommes qui n’ont communément devant eux que des ressources de quelques jours ; et combien d’entre eux, par suite, retombent à la charge de la société ! Le dommage causé à celle-ci est loin d’être estimé par le prix total des journées perdues. Il y faut, en tout cas, ajouter le bénéfice qu’eussent retiré de leurs entreprises les capitalistes, si les travaux qu’ils voulaient faire exécuter l’avaient été réellement.

On conçoit, d’après ces réflexions, de quelle importance il serait d’aviser à une organisation qui sût obvier à ces querelles, à ces ruptures fréquentes entre les deux agens, les deux puissances nécessaires de toute industrie, le capital et le travail. Jusqu’à ce qu’une organisation favorable à la fois à l’intérêt du maître et à celui de l’ouvrier, combinant ces deux intérêts et les fondant ensemble, ait été établie du plein gré de l’un et de l’autre, il faut s’attendre à voir se renouveler de jour en [4.2]jour les ruineuses dissentions que nous déplorons en moment. Quand les écrivains des feuilles périodiques traitent ces questions ou rapportent les événemens auxquels elles donnent lieu, les uns s’élèvent contre la tyrannie des riches, les autres contre les prétentions insatiables des ouvriers, et la plupart accusent la cupidité et l’égoïsme des hommes. Mais ces deux sentimens ne peuvent être étouffés, quoi qu’on dise ou qu’on fasse ; il reste donc aux publicistes une tâche à remplir, celle de chercher les moyens de concilier la cupidité et l’égoïsme des deux classes que ces passions rendent aujourd’hui hostiles l’une à l’autre. Vainement jusque-là prêche-t-on aux riches de ne pas exploiter les pauvres, à ceux-ci d’aimer et d’accepter le travail quand même, et de ne plus se coaliser et se liguer pour obtenir de meilleures conditions, quand ils espèrent y réussir. On a trouvé, naguère, la conduite des charpentiers de Paris d’autant plus blâmable, que leur mutinerie éclatait au moment où les travaux abondent. Mais, sans vouloir justifier les ouvriers, on peut s’étonner qu’on ait fait de cette circonstance un grief contre eux ; n’est-il pas évident, en effet, qu’ils ne peuvent faire accepter leurs conditions et dicter à leur tour la loi, que dans le moment où les travaux sont nombreux et pressés ?

De tous les faits de cette nature qui se succèdent pour ainsi dire sans interruption, résulte incontestablement la nécessité d’une réforme profonde de l’industrie, d’une organisation nouvelle du travail. L’état actuel de l’industrie paralyse la meilleure partie de ses forces, et malgré les ressources que la science lui révèle chaque jour, la réduit à une production toujours insuffisante. Cette insuffisance est d’ailleurs singulièrement accrue par un mode de distribution et de consommation des produits, le plus anti-économique possible. Dans ces derniers temps, plusieurs feuilles de province, et même quelques grands journaux de la capitale, ont adopté des vues fort sages sur les modifications à apporter dans l’ordre industriel. Mais des principes généraux ont été posés sans qu’on donnât, le plus souvent, les moyens de les faire passer dans la pratique et d’y conformer celle-ci. On a bien parlé d’un minimum à assurer à toute la population ouvrière, de la participation qu’elle devrait obtenir dans les bénéfices ; mais pour réaliser ces points, presque unanimement admis, il faut encore certaines conditions essentielles, qui n’ont été indiquées nulle part, à notre connaissance, si ce n’est dans la Réforme industrielle, publication encore assez peu répandue.

(Impartial1.)

Notes de base de page numériques:

1L’Impartial. Feuille politique, littéraire et commerciale de la Franche-Comté avait été créé en 1829 par Just Muiron, premier disciple de Charles Fourier. L’article mentionne donc les publications de La Réforme industrielle ou le Phalanstère, organe majeur des fouriéristes depuis 1832.

 

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