L'Echo de la Fabrique : 1 janvier 1832 - Numéro 10

VARIÉTÉS. CONFÉRENCE ENTRE UN CHEF D'ATELIER ET PLUSIEURS FABRICANS.

La discussion survenue entre MM. Périer et Du Molart est venue fixer encore davantage l'attention publique sur les événemens de Lyon, que l’on n'a pas encore assez compris, et sur lesquels on ne saurait trop méditer : car Lyon est le symbole de la France et de l'Europe entière1.

Pour mettre nos lecteurs à même de se faire une opinion sur la nature, la cause et les résultats des événemens graves de novembre, je tracerai ici quelques lignes sur une conférence à laquelle j'ai assisté avec M. Baud, et qui s'est passée entre un chef d'atelier venu de Lyon pour proposer des remèdes à la crise, et quatre fabricans lyonnais qui se trouvaient à Paris pour leurs affaires.

Le chef d'atelier m'a paru un homme distingué, plein de sens et animé d'un désir sincère de conciliation. Sa tenue était parfaite ; point de rodomontade, point de menace ; point d'aigreur même, quoiqu'il fut vivement blessé de quelques traits qu'il rapporta dans la conversation. C'est certainement une de ces perles enfouies dans la poussière des ateliers, une de ces capacités que la vicieuse organisation du travail industriel et l'absence d'institutions de crédit largement conçues enchaînent à des fonctions subalternes qu'ils traînent après eux avec un mélange indigeste d'impatience et de résignation. Le cœur de pareils hommes qui ont conscience de leur valeur doit être dévoré par de cruels soucis. Sa physionomie en portaient l'empreinte. Elle respirait une dignité qui n'est commune aujourd'hui que dans les camps, parce que là il y a encore un débris des sentimens anciens d'association, de la religion de la guerre ; mais aussi elle offrait l’apparence non équivoque de longs froissemens et de l’humiliation poignante qui pèse si fatalement sur tant d’hommes pleins de virtualité. On eût dit un Spartacus des ateliers, mais un Spartacus comprenant son émancipation par d'autres voies que par la révolte brutale.

Parmi ces fabricans deux étaient des pères de famille pleins au fond de bons sentimens, mais peu éclairés et devenus à la longue presque insensibles, au moins en apparence, aux maux des masses. Cette disposition d'esprit et de cœur, si fréquente malheureusement dans la bourgeoisie, est la conséquence forcée de l'organisation actuelle de l'industrie. Entre les maîtres et les ouvriers il y a débat, lutte ouverte ou cachée : c'est le fruit de la concurrence. De la sorte l'ouvrier est peu soucieux des intérêts et des joies du maître, et le maître peu jaloux du bien-être et du bonheur de l'ouvrier.

Le troisième était un jeune homme qui avant les événemens de juillet était fort chaud libéral, et qui depuis lors s'était fort dégoûté de la politique. La fatale concurrence qui condamne tous les industriels au mensonge et à l’avarice n'avait pas encore profondément exercé sur lui son action démoralisante. Il nous parlait avec émotion de ses rapports avec les ouvriers de ses métiers. Il eut un instant les larmes aux yeux en nous racontant que les funestes événemens de novembre avaient partagé Lyon en deux camps, et que les nombreux ouvriers qu'il employait, et qui auparavant l'aimaient presque comme un père, étaient subitement devenus envers lui froids et méfians. Malheureusement il était peu instruit et n'avait, comme il l'avouait lui-même, aucune teinture d'économie politique, aucune notion sur les intérêts généraux de l'industrie. Ses parens l'avaient dans sa jeunesse placé [7.1]dans un collége ; on lui avait appris le grec, on lui avait fait composer des vers latins ; et, après cette éducation préparatoire, il était devenu fabricant de soieries.

Le quatrième fabricant nous parut un homme parfaitement égoïste, un cœur dur. Il avait la parole brève, sèche, et l'accueil disgracieux. C'était de tous celui qui craignait le plus les ouvriers, et de tous celui qui était le moins disposé à donner une partie de son temps, ne fût-ce que quelques minutes, à des projets d'amélioration. Sa figure était pâle, amaigrie, contractée : c'est un de ces hommes à volonté rigide, que la société fait beaucoup souffrir par le désordre auquel elle est livrée, et qui le lui rendent autant qu'il est en eux. Il ne fit que paraître, jeta un coup-d'œil sur un papier où le chef d'atelier avait exposé ses idées, et sortit presque aussitôt.

La conversation fut longue et décousue, malgré nos efforts pour la régler et la conduire à bonne conclusion. Je ne la reproduirai pas sous forme de dialogue. Je tracerai seulement l'impression générale qu'elle a produite sur M. Baud et moi.

Ceux qui ont dit que les ouvriers ne s'étaient point révoltés pour cause de misère ont avancé légèrement un fait que tous les renseignemens démentent. Mais la misère seule n'a pas poussé les ouvriers à cette fatale extrémité. Il m'est démontré que les ouvriers ont été aussi mis en mouvement par un sentiment de dignité blessée. La dureté de quelques fabricans, en petit nombre, les avait exaspérés. Le chef d'atelier revenait souvent sur ce grief, et les fabricans convenaient qu'il était réel ; ils se plaignaient seulement de ce que l'Echo de la Fabrique, journal publié à Lyon par les ouvriers, n'eût pas assez spécialisé les méfaits à imputer à quelques fabricans, et de ce qu'il les eût pour ainsi dire tous rendus responsables de ce qui n'était la faute que du petit nombre. Nous ignorons jusqu'à quel point l'Echo de la Fabrique a encouru ce blâme. Mais ce qui avait le plus rudement froissé le chef d'atelier, ce qui, suivant lui, avait le plus vivement irrité la classe ouvrière, ce sur quoi il insista le plus, ce fut la fierté, l'arrogance, disait-il, d'un grand nombre de fabricans.

Les classes inférieures sont travaillées aujourd'hui d'un vif désir de voir tomber les barrières qui séparent les classes ; l'esprit de caste leur fait horreur ; il y a sous ce rapport chez elles une susceptibilité bien légitime certainement, car le temps est venu où les barrières élevées jadis entre les classes vont disparaître ; mais qu'il est souvent fort difficile de ne pas effaroucher, précisément parce que la bourgeoisie n'a pas l'habitude de la respecter assez. Les ouvriers attachent ainsi un grand prix à l'affabilité, à la bienveillance extérieure. Un maître insolent leur inspire plus d'antipathie qu'un maître avare.

Le chef d'atelier insista sur ce fait qui est grave en effet, car il révèle que les masses éprouvent des besoins urgens non-seulement dans l'ordre matériel, mais aussi dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre moral ; ce qui explique fort bien pourquoi ce ne sont pas les ouvriers les plus nécessiteux qui s'étaient mis à la tête du mouvement soit à Paris en juillet, soit à Lyon en novembre. Il y avait particulièrement certains dédains qu'il avait à cœur et sur lesquels il s'expliqua avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle. « Ce ne sont pas, disait-il, les fabricans de la vieille roche, les chefs des maisons les plus importantes par l’étendue de leurs opérations, de la hauteur desquels nous avons à nous plaindre. Les plus orgueilleux à notre égard sont ceux-là mêmes qui sont  sortis de nos rangs. Un ouvrier qui devient commis s'imbibe aussitôt [7.2]de fierté ; il n'ose plus, de sa main qui blanchit, presser notre main à la peau rude. S'il trouve moyen de faire fabriquer pour son compte il devient dur, inabordable. Les fabricans de fraîche date sont ceux qui nous pèsent le plus. Il semble qu'ils veuillent se venger sur leurs frères du dédain qu'ils éprouvèrent eux-mêmes. Nous avons été souvent tentés de désirer qu'aucun de nous ne pût franchir le fossé qui nous sépare de la richesse. »

C'est là le fait le plus saillant qu'ait présenté la conversation. Il y avait sans doute exagération de la part du chef d'atelier ; toutefois l'observation subsiste. L'industriel est aujourd'hui placé exclusivement et étroitement au point de vue du gain intellectuel ; cela est vrai surtout de ceux qui, sortant des rangs inférieurs, n'ont nullement été initiés par l'éducation à quelques idées générales. Le prolétaire parvenu à l'aisance ressemble à l'affranchi de Rome ; son émancipation n'est faite qu'à demi ; il reste en lui quelque chose d'égoïste et d'étroit qui marque son point de départ. On ne peut disconvenir que dans la bourgeoisie proprement dite les sentimens élevés, les larges pensées ne soient plus rares que dans les classes supérieures, au sein desquels une éducation haute, de glorieuses traditions et de grands exemples sans cesse présens, ont maintenu debout quelques débris de la grandeur et de la générosité qui furent le lot de la chevalerie…

Le chef d'atelier avait rédigé une note qui comprenait, 1° un règlement sur le mode de nomination et sur les attributions du conseil des prud'hommes à Lyon ; 2° une série de réclamations d'intérêt général à adresser au gouvernement, et qui avaient pour objet la suppression des impôts indirects, du sel et de la loterie, et l'application du fonds d'amortissement aux dépenses publiques. Au sujet de la seconde question qui de beaucoup est la plus grave, nous fîmes nos efforts pour faire comprendre aux fabricans combien il importait qu'ils s'en occupassent…

« Tous ensemble, disions-nous, maîtres et ouvriers, vous réclamez du gouvernement la loi sur les céréales, la loi d'expropriation, indispensable à l'amélioration de l'agriculture et par suite de tous les travailleurs ; réclamez un changement dans le système d'impôts, de sorte que l'ouvrier puisse vivre au taux actuel de la main-d'œuvre. Faites signer une pétition par les banquiers de Lyon, par les principaux manufacturiers et banquiers de France, et elle sera écoutée. Par là vous adoucirez, au moins transitoirement, la condition du prolétaire ; vous lui rendrez la confiance, vous le rattacherez à vous par un lien paternel. D'un autre côté, concertez-vous avec le gouvernement et avec les banquiers pour la fondation d'établissemens de crédit qui vous préserveront, vous, de la fatale banqueroute, et vous procureront à plus bas prix les capitaux dont vous avez besoin, et qui ouvriront des crédits aux chefs d'ateliers connus par leur moralité, leur intelligence et leur activité : de la sorte il y aura bénéfice pour tous, tandis que dans l'état actuel de choses il y a ruine pour tout le monde. »

Sur ce terrein une discussion eut lieu, mais elle fut sans profit, parce que nul des fabricans ne savait ce que signifie une loi sur les céréales, ni une loi d'expropriation pour cause d'utilité publique ; ils ignoraient en quoi consiste l'action de l'amortissement ; et ils faisaient naïvement l'aveu de leur ignorance comme d'un fait naturel. Leur économie politique était… basée tout entière sur ce principe que c'est le luxe qui fait aller le commerce, et qu'il n'y a pas de classe plus [8.1]utile aux commerçans que les riches oisifs. « Le plus grand malheur qui pût arriver à Lyon, nous dit l’un d’eux, ce serait qu’il n’y eût plus de ces hommes que vous appelez oisifs et qui en effet ne font que dépenser leurs revenus sans savoir bien d’où ils leur viennent. Un homme riche de cent mille francs de rentes et qui les mange est le bienfaiteur de l'industrie. — Le bienfait, répliquai-je, est dans les cent mille francs et dans les travailleurs, banquiers, entrepreneurs et ouvriers qui les gagnent pour les compter à l'oisif, et non dans celui qui ne fait que dépenser la somme. Le premier venu a la capacité suffisante pour dépenser cent mille francs d'intérêts, de loyers et de fermages, pour se faire habiller de velours et pour faire des frais prodigieux de table ; l'éléphant et l'ours du Jardin-des-Plantes tout aussi bien que le dandy le plus vain et l'élégante la plus frivole : tout le monde au contraire n'est pas bon pour gagner cent mille francs par an. Et ce sont ceux qui les ont gagnés qui devraient en toute justice les dépenser ; vous qui menez une vie laborieuse vous savez à quelles conditions l'argent s'acquiert. » Ces raisonnemens si simples, ces comparaisons si claires parurent aux fabricans des nouveautés bizarres ; ils étaient étonnés, mais point persuadés…

Cette absence de lumières chez nos trois fabricans nos interlocuteurs avait d'ailleurs un autre effet plus fâcheux ; ils confondaient la sécurité des rues avec l'ordre. De ce que les ouvriers ne se montraient plus en armes dans Lyon, ils concluaient que tout était fini, que ni eux ni l'autorité n'avaient plus rien à faire. Nous ne nous serions jamais attendus à tant d'insouciance. Les événemens du 21 novembre étaient par eux oubliés : ils en parlaient presque comme d'un combat de la guerre de Troie. Aussi la conférence à laquelle ils s'étaient rendus, leur semblait un hors-d'œuvre ; ils y étaient venus par pure politesse. Si tous les membres des classes supérieures étaient dans le même état d'aveuglement, à travers quelles explosions s’accompliraient donc les progrès des peuples ?
(Glob.)

Notes de base de page numériques:

1 Au tournant de 1831-1832, l’insurrection est encore interprétée globalement dans la presse canut comme un gigantesque accident. Le soulèvement et l’affrontement auraient pu être évités si un minimum de respect et de reconnaissance vis-à-vis des ouvriers en soie avaient été assuré ; le mal est alors venu d’une minorité blâmable de négociants aveugles à la nouvelle solidarité entre industriels ; « Je veux du respect pour ce PROLETAIRE » écrira significativement Chastaing quelques mois plus tard (numéro du 18 mars 1832). Ce n’est qu’à partir du milieu de l’année 1832 que progressivement une lecture de plus en plus politique va se substituer à cette première ligne, plus morale, d’interprétation.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique