L'Echo de la Fabrique : 17 novembre 1833 - Numéro 46

 Banquet des Mutuellistes.

Dimanche dernier, 10 du courant, la ville de givors a été le théâtre d?une fête qui ne sera pas sans retentissement dans le monde industriel.

Depuis long-temps les Mutuellistes de Lyon avaient formé le projet de se réunir, dans un banquet, à leurs frères de St-Etienne et de St-Chamond, et Givors, ville limitrophe des deux départemens, avait été choisie pour cette fête de famille.1

Ainsi, favorisés par un temps superbe, 100 des chefs d?atelier faisant partie de la Société du Mutuellisme, cheminèrent gaîment vers le lieu du rendez-vous, portés par des omnibus retenus à cet effet, et arrivèrent enfin en même temps qu?un nombre égal des chefs d?atelier de St-Etienne et de St-Chamond .

C?est en vain que nous essayerions de peindre ici la joie franche et cordiale de ces braves prolétaires, naguère étrangers les uns aux autres, et se donnant en ce jour d?heureuse mémoire l?accolade fraternelle ; notre plume, nous le sentons, ne pourrait qu?en donner une bien faible esquisse. ? Si les hommes qui ne rougissent pas de vomir encore chaque jour les injures les plus grossières contre la classe des travailleurs, se fussent trouvés présens à cette fête, ils eussent été sans doute bien honteux de leurs sottes et ridicules calomnies.

Nous regrettons vivement de ne pouvoir donner un compte détaillé de cette fête, et de n?insérer que quelques fragmens des toasts et discours prononcés dans cette mémorable solennité ; mais d?autres soins réclament aujourd?hui nos veilles et nos méditations. Nos lecteurs voudront bien apprécier notre situation au milieu des poursuites à la fois dirigées et contre nos amis, et contre nos frères des diverses professions, qui cherchent à leur tour à opposer une digue à la baisse toujours croissante du salaire de tous les travailleurs.

Dans un discours plein d?énergie et d?éloquence, et après avoir rapidement tracé l?esquisse de la situation des ouvriers avant la fondation du mutuellisme, M. dufour s?est écrié :

« Oui, notre réunion est un immense progrès de cette civilisation qui se fraie aujourd?hui un vaste chemin [3.1]à travers les classes ouvrières ! ? Long-temps courbés sous le poids de l?égoïsme, long-temps flétris par la misère, nos c?urs s?ouvrent enfin à l?espoir d?un meilleur avenir ; et c?est quelque chose de noble et imposant à la fois que le spectacle de ces travailleurs de plusieurs cités industrielles, quittant un instant leurs foyers pour signer le contrat qui doit les réunir en une seule et même famille.

« Bouffis d?un sot et ridicule orgueil, des hommes se trouvent encore qui croient que la nature, notre mère commune à tous, les a pourvus d?intelligences plus vastes que les nôtres ! ? Heureux privilégiés de ce monde, s?ils sont nos maîtres en instruction, ils le sont aussi en corruption ! Qu?avons-nous donc à leur envier ? L?instruction, rien que l?instruction !? »

Puis M. Dufour se livrant à l?énumération des avantages sans nombre qui doivent jaillir de l?association, termine son discours aux applaudissemens répétés de l?assemblée.

Après lui, M. ferrière a porté un toast à l?heureuse réunion des Mutuellistes des trois villes, qu?il a ainsi terminé :

« Sachons respecter les droits de tous, mais sachons aussi commander le respect pour les nôtres ; rappelons à nos gouvernans que notre droit est de VIVRE EN TRAVAILLANT ! Mais, je le vois, je viens de rappeler à vos souvenirs un douloureux événement. ? D?ici vous voyez les tombeaux de vos frères moissonnés par le fer de la guerre civile ! ? Ce sont des veuves aux yeux encore humides de larmes ; ce sont des enfans privés de leur appui le plus solide. ? Eh bien ! veillons sur cet héritage de nos frères ; et que ces femmes, ces enfans, aient aussi leur part dans notre fête? et puis, tirant un voile sur ce pénible passé, que la haine ne trouve place dans nos c?urs ! ? Que la justice et la bonne foi soient seules les mobiles de nos actes ; et nous aurons ainsi préparé pour nos enfans un avenir plus conforme aux v?ux de l?humanité. »

M. bofferding : Aux associations !

Après avoir retracé la misérable condition de la classe des travailleurs, vouée à l?ignorance et à une vieillesse toute de privations et de souffrances, elle qui pourtant est la force des nations, l?instrument créateur de la richesse sociale, il s?est écrié :

« C?est l?association qui désormais sera le rempart contre lequel viendra se briser l?injustice des lois créées en haine des travailleurs ; ? c?est elle qui, nous affranchissant du lot humiliant que nous ont légué les gouvernemens d?ignorance, de fanatisme et de barbarie, nous fera sortir de l?injurieux oubli dans lequel nous abandonnent les hommes chargés de gouverner le char de la civilisation !

« Poursuivons donc l??uvre que nous avons commencée. ? Proclamons hautement ce droit imprescriptible à l?homme, fondé sur la loi naturelle, basé sur l?équité : le droit au travail et à un salaire équitable. ? Arrière toute pensée timide ; les hommes ont fait la loi ; mais la loi, pas plus que la société, ne doit être immuable !!!!! »

Après lui, M. morel a porté un toast à l?union de toutes les classes de travailleurs :

« Travailleurs de toutes les professions, a-t-il dit, jusqu?à présent vos bras, vos instrumens de travail, se sont usés au profit d?une présomptueuse minorité dont l?orgueil et votre ignorance ont fait la seule force. ? Mais déjà vous secouez les lambeaux pourris de vos [3.2]haillons d?esclaves, et vous sentez enfin que vous êtes hommes comme eux. Honneur, honneur à vous !

« Aujourd?hui que le règne du bon plaisir est passé, qu?une civilisation nouvelle, glorieux fruit de notre immortelle révolution, poursuit impitoyablement les abus qu?il nous a laissés, unissons nos efforts et hâtons-nous de préparer son triomphe ! ? Travaillons avec courage à la fondation de ce règne de justice et de vérité, qui doit répartir le bien-être selon le travail et le mérite de chacun, et alors la victoire viendra couronner notre ?uvre.

« Travailleurs ! unissons-nous pour repousser la misère ; car, vous le savez, c?est elle qui flétrit l?ame et dégrade l?humanité. »

Puis, M. bernard, notre gérant, s?est exprimé en ces termes :

« L?intelligence et le travail, seuls élémens de production et de richesse sociale, présideront désormais aux destinées des peuples modernes ! ? Honneur à ceux qui, plantant au milieu des travailleurs, la bannière de l?émancipation, ont vaincu l?égoïsme individuel, et les ont enfin ralliés à une cause commune.

« Riches de l?expérience du passé, les travailleurs ont compris que la liberté et l?égalité étaient les plus sûrs moyens de parvenir à leur but, le bonheur de tous ! ? Leurs efforts sans cesse renaissans hâteront la régénération humaine : ils s?en félicitent comme Français et surtout comme travailleurs ; car c?est du sein de notre patrie, de nos cités, peut-être, que partira le signal de la délivrance des travailleurs qui couvrent toute la surface du globe.

« Sans doute il nous reste beaucoup à faire pour atteindre à ce noble résultat ; mais déjà l?égoïsme et l?ignorance, ces divinités d?un temps qui n?est plus, s?enfuient devant le pacte sacré que forment à l?envi tous les travailleurs. ? Ils ont compris la justice de leur cause ; leur cause est celle de l?humanité ! Son triomphe prochain sera le prix de leurs courageux efforts. »

Nous regrettons de ne pouvoir reproduire ici les différens discours des Mutuellistes de St-Etienne et de St-Chamond. Energiquement improvisés, ils ont produit sur leurs frères de Lyon l?impression la plus vive. Honneur à eux ! car ils ont aussi compris les immenses bienfaits de l?association, et ils ont pressé la main que leur tendaient leurs frères ; honneur à eux.

Cette fête s?est terminée par une collecte faite au profit des victimes de Novembre, qui a produit la somme de 100 fr.

P. S. Ainsi, comme on le voit, cette fête n?avait rien qui pût alarmer ; et pourtant des hommes étrangers au Mutuellisme sont venus s?enquérir de ce qui s?y était passé. ? Quelle était leur mission ? Nous l?ignorons et ne désirons pas même le savoir. ? Aujourd?hui nous ne redoutons plus les artisans de discorde, quelle que soit leur bannière.

B......

Notes de base de page numériques:

1. Ce banquet constitue une vraie victoire pour le mouvement des mutuellistes. Peu avant, le journal de Chastaing avait en effet glosé sur l?incapacité des mutuellistes à rassembler, et ainsi à fêter dignement le second anniversaire de la création de L?Écho de la Fabrique (L?Écho des Travailleurs, numéro du 6 novembre 1833). Ce rassemblement apparaît comme une réponse aux assertions de Chastaing et de ses alliés, hostiles au mutuellisme.

 

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