L'Echo de la Fabrique : 8 janvier 1832 - Numéro 11

L’HOMME AUX 32 SOUS PAR JOUR.1

Vous devez être heureux ! vous gagnez 32 sous par jour ; si vous ne l’êtes pas, c'est votre faute ; car vous devez amasser pour les temps mauvais. C'est ainsi que parlait un financier à un prolétaire. Monsieur, lui dit ce dernier, veuillez me suivre dans mon domicile, et là, je pourrai vous détailler mon bonheur. Le financier, honnête homme, le suivit ; et arrivés dans la demeure du pauvre, l'homme aux 32 sous par jour commença ainsi :

Je gagne ce que vous avez dit ; ma compagne que vous voyez occupée à ce rouet, m'aide de ce qu'elle peut faire ; car sans elle, il me serait impossible de fabriquer pour 32 sous d'ouvrage. Je ne suis point chargé de famille ; je n'ai que ce fils que vous voyez et que j'envoie à l’école en attendant qu'il puisse travailler. Les maladies ne nous affligent point ; voilà, sans doute, une part assez grande de bonheur. Maintenant permettez-moi de mettre sous vos yeux les souffrances que nous éprouvons, et dont un homme comme vous, Monsieur, quoique doué d'un bon cœur, ne peut se rendre compte.

Pendant les premières années que je fus en ménage, je parvins à réaliser quelques centaines de francs, et je me crus à l'abri de la misère ; mais les temps mauvais étant survenus tout s'écoula, et je fus réduit à vivre du jour à la journée. Depuis, et voilà bien long-temps, je gagne à peu-près 32 sous par jour. Voici, Monsieur, l’emploi que nous en faisons, et vous jugerez de notre bonheur.

En travaillant 15 à 18 heures par jour, il nous faut faire trois repas dont l'économie et la frugalité sont les points principaux. Nous achetons chaque matin quatre livres de pain pour la journée de trois personnes, ce qui fait une dépense de 16 sous. La soupe est notre principale nourriture, et nous y employons six sous par jour, ce qui fait vingt-deux sous ; il nous en reste dix, dont huit sont pour notre location et deux que nous consacrons à la propreté de notre fils, afin qu'il ne soit point rebuté à l’école par les autres élèves. Votre cœur se brise, Monsieur, au récit que je vous fais ! je vois des larmes qui roulent dans vos yeux ; c’est sans doute parce que je ne [2.2]vous parle point d'un peu de vin, d'un peu de viande, ni même de quelques vêtemens pour nous préserver des rigueurs des saisons, chose nécessaires à l'existence. Oh ! depuis long-temps nous sommes habitués à nous passer de tout cela. Il en est de bien plus essentielles qu'il faut quelquefois nous passer… le chauffage pendant l'hiver et l'éclairage pendant ces longues nuits que nous passons à travailler… Si parfois un ami charitable ne venait point partager avec nous le peu qu'il a, comme nous partageons avec lui, que deviendrions-nous ?...

Je vois, Monsieur, tout ce qu'a de pénible pour votre ame ce récit. Je ne vais pas le pousser plus loin. Voilà pourtant l'homme dont vous avez cru le bonheur possible en gagnant 32 sous. Je vous laisse à penser quel doit être l'état de souffrance du pauvre père de famille, entouré par deux ou trois enfans, et souvent accablé par les maladies, compagnes inséparables de la misère.

Le financier sortit, le cœur navré, de la demeure du pauvre, se promettant de devenir meilleur et de ne plus croire qu'on pouvait être heureux en gagnant 32 sous par jour.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique