L'Echo de la Fabrique : 8 décembre 1833 - Numéro 49

Des Boulangers.

(2e article.)

J’ai dit, dans mon premier article, qu’avec la liberté de la boulangerie nous aurions du meilleur pain et à meilleur marché, je dois le démontrer. Lors de notre première révolution, la liberté industrielle fut proclamée en France ; un accroissement rapide de richesses en fut le résultat. L’agriculture, libre enfin des entraves de la féodalité, des corvées, des dîmes, des droits seigneuriaux, devint une source féconde de prospérités. Le cultivateur, sûr de recueillir le fruit de ses pénibles travaux, cultiva avec plus de soins ; le sol produisit davantage et lui permit une nourriture plus saine, plus abondante, des vêtemens moins grossiers et des habitations plus salubres. Ces heureux résultats de la liberté pour l’agriculture furent les mêmes pour toutes les industries. On le conçoit aisément ; lorsque chacun peut choisir une profession suivant ses talens, ses moyens et sa vocation, il y a nécessairement concurrence, émulation ; cette émulation, cette concurrence amènent le perfectionnement, le plus bas prix de chaque chose, et le peuple obtient à meilleur marché les choses qui lui sont nécessaires. Si, au contraire, on enchaîne une industrie, les produits de cette industrie sont plus rares et plus chers, et le peuple seul en souffre. Si, par exemple, on impose des charges à la boulangerie, si on la soumet à une taxe arbitraire, si on la contraint à certains approvisionnemens, on s’achemine au privilége ; car il faudra un dédommagement des charges imposées, c’est-à-dire une limite dans le nombre des boulangers, des défenses d’importer du pain ou seulement sous certaines conditions. Or, ce privilége est aux dépens des consommateurs ; car la limitation du nombre des boulangers, les capitaux qui leur sont nécessaires pour l’acquisition d’un fonds, la consignation des formes exigées, l’interdiction de toute importation, écartent la concurrence et empêchent l’abaissement du prix du pain. La taxe, loin d’être avantageuse aux consommateurs, est toute favorable aux boulangers, la raison en est bien simple. Les boulangers forment un corps avec lequel l’administration doit débattre le tarif et déterminer les [5.1]mercuriales des grains, auxquels ils peuvent, dans le moment utile pour eux, imprimer une hausse factice : ce corps est toujours agissant pour faire taxer au plus haut possible, tandis que la population, n’étant point représentée, ne peut défendre ses intérêts. Dira-t-on que le maire représente la population ? Mais ce maire, plus occupé de sa fortune privée que de celle de la cité confiée à ses soins, sera député, il fera antichambre dans les ministères, il assistera aux petits-levers du roi, il sollicitera, pour prix de ses votes complaisans, la lucrative sinécure de médecin-inspecteur d’eaux thermales ; il abandonnera à des adjoints inhabiles le fardeau de l’administration ; ces adjoints seront d’un caractère plus ou moins facile ; l’intérêt particulier agira constamment sur eux, tantôt par l’influence qu’on saura conquérir, tantôt par des supplications, quelquefois par des menaces, et ils accorderont la taxe demandée. Ainsi le prix, lorsqu’il est fixé par l’autorité, est toujours plus élevé que lorsqu’il est établi par la simple concurrence ; car, dans ce dernier cas, chaque boulanger a un intérêt de vendre au plus bas prix afin de vendre le plus possible, et si l’un d’eux baisse les prix, tous les autres sont obligés de suivre son exemple. Avec la libre concurrence, le pain est aussi plus beau ; car le boulanger sait que sa clientèle ne lui est pas tellement inféodée, que si elle est mécontente de son travail, elle ne puisse chercher mieux ailleurs. Avec la limitation du nombre, cette émulation du travail n’existe plus, car chaque boulanger a son quartier, et quelle que soit la qualité de son pain, il est presque certain de conserver sa clientèle, qui, éloignée des autres boulangeries, est forcément fidèle à celle de son quartier.

Déjà nous pouvons invoquer l’expérience à l’appui du système que nous prêchons. Plusieurs villes, même très populeuses, jouissent de l’entière liberté de la boulangerie ; or, dans ces villes, et notamment à Genève, le pain y est constamment plus beau et à meilleur marché qu’à Lyon ; c’est un fait que chacun peut vérifier. Pourquoi cette différence ? Parce qu’à Genève les boulangers peuvent quitter, reprendre l’exercice de leur profession, sans être soumis à d’autres charges que celles imposées à tous les citoyens. En France, au contraire, à Lyon, il faut acheter un fonds, se soumettre à une coûteuse candidature près du syndicat, faire le dépôt d’une certaine quantité de farines, pour assurer, dit l’autorité, l’approvisionnement de la ville ; il faut chèrement rétribuer un garde-magasin ; enfin on fait des frais qui, en définitive, retombent toujours sur le consommateur ; car le boulanger doit recouvrer sur la vente de son pain tous les frais auxquels on l’assujettit, avant de s’occuper des frais de main-d’œuvre, de cuisson, etc.

Cependant notre administration, toujours enchaînée par les traditions de l’Empire, reste stationnaire ; elle ne voit pas que tout marche autour d’elle, et que ces décrets impériaux, sur lesquels elle s’appuie, sont en désaccord avec nos mœurs, en lutte avec nos lois, et surtout lésifs de nos intérêts. Pourquoi en agit-elle ainsi ? C’est qu’elle a horreur des innovations ; ensuite, c’est que, dans un cas de disette, elle n’aurait aucun moyen de subvenir aux pressans besoins d’une population affamée. L’administration sait aussi bien que nous que le dépôt fait par les boulangers ne pourrait pas alimenter la ville pendant quatre jours : ce n’est pas chez les boulangers qu’elle trouverait un remède à la disette, mais bien chez les fariniers en gros et les fariniers détaillans ; c’est avec leur aide qu’elle anéantirait les criminelles spéculations de quelques accapareurs. Ainsi qu’elle cesse [5.2]donc de paraître compter exclusivement sur les boulangers dans un cas de disette ; ce n’est pas parmi eux qu’est le salut de la cité.

La liberté de la boulangerie est dans les intérêts de l’administration elle-même. L’administration, elle nous permettra de le dire, est essentiellement paresseuse ; or, avec la liberté de la boulangerie, elle sera débarrassée de l’ennui de tenir constamment une balance égale entre des intérêts contraires et toujours en présence ; elle échappera ainsi aux plaintes, aux reproches et des boulangers et des consommateurs. En voulant régler les attributions d’une profession, l’autorité administrative se rend malgré elle complice de la cupidité. Ainsi, dans notre ville, les boulangers circonviennent chaque jour le maire ou ses adjoints ; ils en obtiennent des ordonnances dont ils s’arment contre les fariniers détaillans, et font tous leurs efforts pour écraser cette industrie si utile à notre population d’ouvriers ; ils ne veulent pas que les fariniers vendent du pain de ménage, et ils vendent, eux, de la farine, des grains ; forts de leurs privilèges, ils requièrent l’intervention de l’autorité dans une lutte d’intérêts privés, qu’on devrait encourager plutôt que réprimer, puisqu’elle ne peut que profiter au peuple.

Pour se débarrasser de tous ces ennuis, que l’autorité proclame enfin la liberté de la boulangerie ; c’est un besoin pour tous ; il est de son devoir de le satisfaire.

Ph. ch....

 

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