Sur le but des Associations.
[2.1]L’indépendance, la justice, la paix, sont filles des lumières ; il est du devoir de tout homme de propager celles qu’il a reçues afin de procurer du bien-être à ses semblables. Quelquefois il est retenu par la crainte des trivialités ; il a tort : si deux cents lecteurs savent aussi bien que lui ce qu’il écrit, il peut s’en rencontrer dix qui y puisent de l’instruction. C’est pour ces dix que je vais parler, les autres m’excuseront.
La plupart des publicistes n’ont fait de l’économie politique que pour les riches ; et de là la misère du pauvre s’est encore accrue, parce que ceux qui possédaient la fortune, acquéraient en outre la connaissance de la centupler au détriment des prolétaires ; mais il faut que ceux qui n’ont à disposer que de leur travail étudient la manière d’en tirer parti, comme les autres de leurs spéculations.
C’est à tort que le travail n’est regardé que comme une œuvre de mercenaire : il est une marchandise, et tout artisan est un négociant qui en trafique. A lui, c’est son capital, car les capitaux se divisent en trois genres, savoir : la capacité personnelle, les valeurs que représentent les écus, et le travail.
Toute marchandise est assujettie à une variation dans son prix, lorsqu’elle abonde, il diminue ; lorsqu’elle est rare, il augmente ; l’état où il se trouve chaque jour est nommé le cours. Lorsque la marchandise abonde, celui entre les mains de qui elle se trouve va l’offrir, et celui à qui elle est offerte s’en prévaut pour la déprécier ; lorsqu’elle est rare, celui qui en est le détenteur attend les demandes et ne livre qu’aux plus avantageuses. Accroître sa fortune consiste à se trouver le plus souvent dans la chance où l’on reçoit des offres, et rarement dans la chance contraire.
Celui qui vend des produits confectionnés, et celui qui vend son travail, se trouvent également soumis à cette loi ; seulement celui-là possédant des avances suspend ses opérations quand il s’aperçoit qu’en les poursuivant il se place trop dans la nécessité d’aller les offrir ; tandis que celui-ci, poussé par le besoin, est contraint de produire sans relâche. D’où il résulte qu’il prolonge encore sa misère ; car si, lorsque les affaires ne vont pas, l’ouvrier avait assez d’avances pour arrêter son travail, il ne l’avilirait pas, on en aurait plus vite besoin, et on y mettrait le prix.
Ce sont ces considérations bien senties qui ont poussé les chefs d’atelier de la fabrique de Lyon à s’associer.
Placés par le sort dans une profession qui ne peut pas, comme les autres industries, courir dans un autre pays chercher des bénéfices lorsque le leur ne leur en procure plus, ils ont découvert, par le fait de l’association, le moyen : 1° d’être mieux informés du cours de la valeur du travail ; 2° d’éviter de se faire concurrence pour l’offrir ; 3° de se procurer réciproquement des avances dans les momens critiques.
Si les Mutuellistes se souviennent toujours qu’ils sont groupés, non pour satisfaire des passions que pourraient suggérer des individus mal intentionnés, mais seulement pour forcer une plus juste appréciation de ce qu’ils donnent en retour de l’argent, c’est-à-dire de leur travail ; et si l’exemple de leur sagesse, qui engendrera pour eux la prospérité, est suivi, la face que [2.2]l’harmonie politique a eue jusqu’à ce jour, peut changer entièrement.
Jusqu’ici, les chefs d’industrie n’ont jamais songé qu’à procurer des produits à bas prix aux consommateurs sans tenir compte du sort des producteurs. Or, un homme est plus utile à la société comme producteur que comme consommateur ; le progrès à forcer est donc de pousser ceux qui dirigent la création des objets livrés à la vente, de s’occuper avec autant d’attention du sort de celui qui travaille que de la jouissance de celui qui achète. C’est à ce point avoué et réclamé par la morale, que l’on parviendra par les associations.
Elles sont aussi de nature à faire éclore cette vaste et générale association de tous les individus qui concourent aux produits que la fabrique de Lyon répand sur le globe ; association tant désirée par les philantropes de notre âge.
En effet, les Mutuellistes ayant amélioré leur condition, auront, par contre-coup, rendu celle des fabricans plus onéreuse ; elle arrivera à un point peu tenable, et contraindra le fabricant à s’associer à son tour avec ses confrères. Deux associations étant en présence lutteront sans doute dans le principe ; mais la lutte causera un malaise pour toutes deux, et le besoin leur criera de s’entendre. Cette marche est à peu près celle de tout ce qui arrive dans l’humanité, où le besoin est le grand maître. Le besoin fait tout, et les vœux et les discours peu de choses.
Mais nous ne sommes pas arrivés à cette époque où l’on calculera le bonheur en masse ; nous vivons encore dans l’individualité. A l’heure présente, nous nous bornons donc à dire qu’il faut que le chef d’atelier sache bien : qu’il est, lui, un négociant qui doit savoir trafiquer habilement de son travail, qui est sa marchandise, en se tenant constamment éclairé sur le cours du prix ; qu’il doit se placer dans la position de se faire demander souvent et d’offrir rarement son travail, et pour cela réaliser des avances ; mais comme il ne le peut pas individuellement, de s’associer. Par-là il rendra son destin plus prospère, et il ouvrira une bonne voie à ses enfans.